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Sébastien Zaegel
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En tant que média numérique, on aurait pu penser que la r22 Tout-monde aurait été sur les starting-block pour le grand raout dans le cyber-espace mais cela aurait été oublier que notre radio artisanale s'est construite sur des dynamiques de rencontres, une co-présence des corps et dans la matière des lieux que nous traversons.
Si nous ne pouvons envisager de continuer nos affaires l'air de rien, les voix qui peuplent cette petite communauté n'ont pas jugé plus pertinent de jouer des coudes pour être au premier rang des chroniqueurs de la pandémie. Après ce premier moment de jachère, nous avons choisi d'exhumer nos archives jusqu'à l'été pour remettre en circulation la profondeur de la radio et préparer le terrain pour des nouveaux usages qui s'organiseront à l'automne.
Ce chantier archéologique se publiera sous la forme d'un texte hebdomadaire, écrit par des contributrices, contributeurs et proche de la radio. Chacune de ces notes proposera un chemin au travers d'un ou plusieurs sons.
Aujourd'hui, nous nous plongeons dans l'une des première contribution de la r22 avec Sébastien Zaegel, délégué général de l'association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis.
La r22 Tout-monde est née de cette volonté d’en faire un esprit des lieux, un espace de pensées, un relai d’antennes. Or, bien que cela soit sans doute un biais personnel (ayant eu la chance d’accompagner conjointement les deux projets), la résidence d’écriture Prédation et démocratie, menée l’année du lancement de la radio, en 2014, par Jean-Paul Curnier à l'Espace Khiasma, me semble contenir en elle quelques brins d’ADN de ce sens du commun qu’à plusieurs – artistes, collectifs, structures culturelles, nous voulions dégager de nos discours respectifs.
Si j’ai choisi d’exhumer, des premières strates de la webradio des arts et du commun, les pièces sonores qui en ont découlé, c’est que Jean-Paul Curnier lui-même savait faire transiter sa pensée par d’autres émetteurs. Un art de la conversation publique en lieu et place. Dont les interlocuteurs, aussi divers que : militants en faveur des Roms, chroniqueur taurin, cinéaste, autrice, musicien, habitants du quartier des Fougères ou assemblée d’enfants (et bien sûr : publics de l’Espace Khiasma, de la Maison des Fougères, du 116, de la bibliothèque Marguerite Duras qui ont également hébergé son travail - autant de « résidences » non pas secondaires, mais annexes : parentes, amies et alliées), conduisaient la réflexion sur des terrains de proximité lointaine. Bateaux pirates, maison commune, bidonville sous arrêté d’expulsion, arènes, cités en révoltes et Ouest américain ont ainsi été autant de paysages traversés par cette hypothèse, qui sera au centre de son dernier livre. À savoir :
que la démocratie aurait partie liée, dès son origine, avec la prédation et l’exaction. Plus exactement, qu’elle serait la forme d’organisation politique la mieux adaptée au pillage, à l’extorsion et au brigandage que, par ailleurs, elle condamne sans réserve. La Piraterie dans l’âme – Essai sur la démocratie, Jean-Paul Curnier, Lignes, 2016.
En résidence à l’Espace Khiasma, Jean-Paul Curnier sut être hôte dans la dualité du rôle : un invité invitant. « Puissance invitante » et puissance d’invitation : de par sa générosité diserte, sa bienveillance, le sentiment de camaraderie immédiate émanant de sa personne, mais aussi « force de propositions » : d’aperçus nouveaux et d’expériences de la pensée, de role models équivoques (toréadors et chasseurs à l’arc – pour ne citer que ceux-là…) qui ne manquaient pas d’interpeler tout en incitant à prendre la parole, étaient le creuset de dialogues.
De ces échanges, captés dans l’intensité d’une co-présence aux lieux dont, à l’Espace Khiasma et ailleurs, Jean-Paul Curnier prenait toujours grand soin de respecter l’esprit, nous nous retrouvions ensuite, des journées entières, pour en ponctionner des fragments de matière brute dont il faisait le terreau de nouvelles réflexions. Y implantant des extraits de textes : les siens, ceux des penseurs avec lesquels il était lui-même en dialogue, des dialogues de film, de la musique – qui était pour lui une autre forme de pensée. Il composait ainsi, au fil des rencontres publiques ponctuant sa résidence, et qu’il considérait comme autant d’étapes de recherche, les chapitres d’un livre de sons et de paroles qu’il avait voulu « converser » avant de l’écrire en toutes lettres.
C’est aussi pour le souvenir de ces moments passés tous les deux sur le banc de montage que j’ai choisi de vous présenter Archéologos. Il y est question d’archers et de philosophie, d’animalité prédatrice, d’animisme et de possession. On y entend la voix de Georges Bataille et de Bob Dylan, et, si l’on prête l’oreille (du moins, moi, je l’entends…), quelque chose du bouillonnement joyeux qui animait en cette période, sous l’impulsion d’Olivier Marboeuf, l’Espace Khiasma et son écosystème (la Maison des Fougères, la Fabrique Phantom, Le Musée Commun…) – annexes, cuisines et dépendances qui faisait de cet incroyable centre d’art un peu kolkhoze un endroit merveilleux où j’ai adoré travailler : dans la proximité des artistes qui y étaient accueillis, en ce bureau open space un peu appartement.
Aujourd’hui, Jean-Paul Curnier est mort. Khiasma a disparu, laissant la place à Un lieu pour respirer, dont le nom, curieux et beau, nous invite une fois encore à provoquer des appels d’air dans nos atmosphères confinées – décidément peu propices, aujourd’hui comme hier, à la fabrication du commun.
Rédigé par Sébastien Zaegel en mai 2020.