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Bureau des dépositions
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La série Changement de programme continue d'exhumer les trésors de la R22 Tout-monde. Aujourd'hui comme chaque semaine, nous partageons autant de raisons pour ne pas rester chez soi et écouter la radio mais pour s'en saisir comme un outil pour agir et renforcer le désir de partager des lieux.
C'est le moment d'embarquer dans les premières archives sonores et inédites, du Bureau des dépositions dans l'écho des rires, des colères et des longues palabres du collectif avec Marie Moreau et Sarah Mekdjan.
Si je dois parler d'un son de la radio, d'un souvenir de son, je ne peux pas m'empêcher de penser au son de la cour d’un lieu pour respirer, le soir où nous avons rencontré Simon. Il avait plu, c'était le printemps, un peu comme là maintenant. Ca doit donc faire environ un an.
Le second son dont je me souviens de la radio c'est une palabre.
Nous, co-auteurs et co-autrices performeurs du Bureau des dépositions, nous préparions à reprendre mots dans les langues à plusieurs que nous travaillons.
C'était dans un petit théâtre de la rue Saint Laurent à Grenoble, en juin 2019.
Là nous reprenions le fil de nos préoccupations, nous tentions de reprendre notre pratique, poursuivre notre exercice de justice spéculative. Ces moments d'avant l'arrivée d'un public, ces moments où nous sommes dix, seulement dix, et là Victor et Simon aussi qui préparaient l'installation des micros pour l'antenne du Bureau des dépositions. Seulement douze. A nous parler les uns sur les autres, à ne pas nous entendre et pourtant tellement. A vouloir tout écouter de ce que nous voulons tout dire en même temps, simultanément sans attendre. Et petit à petit le silence qui s'invite pour mieux écouter l'un d'entre nous. Et revenir sur ce qui nourrit nos malentendus, nos dissensus et nous aide à parler depuis ce que nous ne comprenons pas.
Nous expérimentons combien parler c'est précisément faire l'expérience de ne jamais être identique à soi-même : aucune transparence dans la parole, ni dans la pensée.
Des voix se cherchent à plusieurs.
C’est-à-dire que nous ne faisons l'expérience d'aucun code commun, comme-un, qui préexisterait à soi, équivaudrait à « soi », ni préexisterait aux interactions et aux situations d’énonciation, ni ne serait construit depuis les interactions et les situations d'énonciation.
La possibilité même de parler s’articule précisément aux discontinuités de soi à soi, autrement dit encore, à l’étrangeté de soi à soi, et de soi aux autres. Ces discontinuités et ces étrangetés on pourrait aussi les appeler désir.
Parler serait d’abord et toujours « parler de notre différence à nous-mêmes ». La notion de différence ne renvoie pas ici au couple « identité »-« différence », où ces deux termes, loin d’être opposés, se complètent, se renforcent, ont besoin l’un de l’autre.
Le terme de « différence » renvoie ici bien plus à l’idée de « discontinuité », d’indétermination, de surprise. Et à plusieurs, l’expérience de cette indétermination, de cette surprise, de ce désir pourrait s’exprimer en partie ainsi : «Tu ne me comprends pas ? Cela vaut mieux ; ainsi tu ne prétends pas que je devienne comme toi ».
La seule manière de « s’entendre », serait ainsi d’entendre que l’on ne s’entend pas, ni avec soi-même, ni avec d’autres, ou autrement dit encore, entendre les malentendus, les discontinuités, dissensus et indéterminations de soi à soi, de soi avec les autres.
Le malentendu n'est pas une pathologie de la parole, c'est sa condition de possibilité.
Ne pas s’entendre, c’est ce qui permet une parole partagée. On retrouve ici le double sens du partage : mettre en commun et mettre en discontinuité.
Partager ne signifie pas ici établir, instituer un ordre, depuis un référent unique, qui doit s’imposer, établir l’ordre policier comme le dirait Jacques Rancière.
Mais plutôt, partager, au sens d’un partage égalitaire du sensible, où s’expérimentent une indifférence, une indétermination, des discontinuités qui brouillent l’ordre policier.
Par ailleurs, il ne suffit pas de parler de la part de celles et ceux qui, selon l’ordre établi, sont attendus plutôt à se taire, pour brouiller l’ordre policier.
Nous discutons des termes que nous employons, nous cherchons, nous tentons de rompre avec les évidences, avec les consensus charriés par les langues que nous employons, les idiomes, minées, notamment, par les pièges postcoloniaux, nationaux, impériaux, et les référents uniques.
Nous insistons sur ce qui nous dépasse, nous échappe, nous laisse perplexes et surpris.
Comment parler en ne codant et recodant pas ce qui est dit selon les mines des langues, des idiomes dominants, de ce qui est trop facilement « compréhensible » et qui, de fait, recrée le silence mortifère de l’ordre?
Comment faire insister et faire importer les discontinuités qui permettent d'établir une mise en commun ?
Vouloir établir une bonne "communication", interprétation, un référent unique, reconduire le monolingue…pour s’entendre, revient précisément à chercher à contrôler, soi-même et autrui, à ramener la discontinuité et l’indétermination à de l’identique, au silence. C’est le contraire d’une mise en commun.
Ce sont ces discontinuités, c'est-à-dire ce qui est commun à n'importe qui, qui produisent du son.
Penser à découvert comme nous aimons le dire et enfin peut être palabrer, faire dissensus au cœur même de ce qui nous meut en plein : des injustices que nous peinons à nommer, que nous appelons aussi violences, souffrances, meurtres, exploitations, extractivisme, que nous relions aux politiques migratoires, elles-mêmes structurées et relayées, nommées et donc mises sous silence, codées par des scènes de justice institutionnelle, procédurale, par la loi.
Dans les procédures de justice, les malentendus sont interprétés et arbitrés depuis ce qui est présenté comme un référent unique : la loi.
Tout l'enjeu de la jurisprudence est précisément de partager la loi : la mettre en commun en la travaillant depuis des discontinuités et des saturations, des excédents.
C'est grâce, à cette palabre que nos œuvres sont processuelles, parce qu'elles nous obligent à changer, à chercher, à avancer depuis les scènes existantes de justice qui créent les nouvelles formes de flexibilité du travail, les nouvelles classes corvéables à merci, les nouvelles atomisations.
Ces palabres, c'est le son que je préfère. C'est celui qui pourrait exister partout comme une rumeur permanente qui nous pousse à déclarer nos liens de dépendance, à parler-penser-ne pas se comprendre, ni nous comprendre et donc continuer à parler et désirer.
Cette palabre me manque, son silence me met en manque.
Mais aussi une autre chose dont je veux parler et qui permet d’étendre -de transformer encore- le son et les dissensus : le réseau internet par lequel la radio r22 s’adresse à un public.
Pourquoi nous nous sommes tourné.e.s vers la radio ? Nous avons pensé que nos pratiques à plusieurs existaient aussi depuis celles et ceux qui n'ont pas pu se rendre là où elles, ils souhaitaient, en raison des dispositifs frontaliers, parce qu’elles et ils sont enfermé.e.s, contrôlé.e.s, empêchées, parce qu’elles sont des femmes... S’adresser à un public inconnu, absent-présent de la radio, dit précisément une palabre depuis leur absence-présence, nous ne sommes pas celles et ceux qui émettons, mais plutôt celles et ceux qui émettons mais aussi recevons. Et parler avec cette absence-présence, c'est aussi prendre soin des mots que nous trouvons dans nos bouches et prendre garde qu'ils laissent résonner ce que ces absences-présences racontent aussi.
Rédigé par Marie Moreau et Sarah Mekdjan en avril 2020.
Co-auteur·ice·s: du Bureau des dépositions
- Monsieur Ben Moussa Bangoura, né le 27.10.1995 à Coyah (Guinée)
- Monsieur Elhadj Sory Diakité, né le 9 octobre 1990 à Conakry (Guinée)
- Monsieur Mamadou Aliou Diallo, né le 6.03.1999 à Conakry (Guinée)
- Monsieur Pathé Diallo, né le 28 février 1991 à Boké (Guinée)
- Monsieur Mamadou Djouldé Baldé, né le 26 juin 1997 à Conakry (Guinée)
- Monsieur Mamy Kaba Né le 06.01.1999 à Conakry (Guinée)
- Monsieur Ousmane Kouyaté né le 1er juillet 1992 à Kissidougou
(Guinée) - Madame Sarah Mekdjian, née le 24 août 1983 à Paris (France)
- Madame Marie Moreau, née le 5 mai 1981 à Annecy (France)
- Monsieur Saâ Raphaël Moundekeno, né le 10 octobre 1995 à Kindia
(Guinée)