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Olivier Marboeuf
- 20 min
Pour son exposition personnelle au MAC VAL, « Les racines poussent aussi dans le béton » (14 avril – 16 septembre 2018), l’artiste Kader Attia a souhaité célébrer la banlieue de Paris, quelque chose dans sa matière particulière qui fabrique des identités parallèles au grand roman national français. Pour son catalogue, il m’a commandé un texte, de ces demandes amicales qui ne se refusent pas. Une occasion de faire revenir dans le corps le rythme des trains et dans l’œil la poussière d’un béton familier, celui d’une histoire qui reste encore à raconter.
On marchait un jour avec Younès [^ À la fin de l’année 2015, en marge de l’exposition collective « Les propriétés du sol », j’ai marché aux alentours de l’Espace Khiasma, entre Les Lilas et Paris, avec l’artiste marocain Younès Rhamoun. On peut écouter l’enregistrement de cette balade sur la webradio R22 Tout-Monde.] dans les rues du quartier des Fougères, 20e arrondissement, à la limite de la Seine-Saint-Denis. Je n’avais jamais habité aussi près de Paris. Ça avait tout l’air d’une trahison mais, malgré les apparences, je ne me rendais pas. Inutile de bluffer, il y a des signes cachés partout qui piquent l’œil attentif du lascar averti. Vise le nombre de chiffres inscrits sur les bus. À moins de trois, le compte n’y est pas. Enquête à la surface des rétines où sont imprimés des silhouettes et des paysages déformés par le travelling brutal d’un train. Impossible à effacer. Recompose des phrases qui ignorent l’orthographe et les usages de la langue, aperçues à grande vitesse un jour dans un tunnel. Immédiatement tu as envie de pleurer. Les faussaires ont des bacs G. Ils sont obsédés par la comptabilité. Ils te servent toujours leur encyclopédie exhaustive du rap, mais oublient qu’il faut aussi être calé en physique-chimie, en géologie, avoir la mémoire de la matière. Nos racines poussent dans le béton et glissent sur le sol marbré des grandes surfaces. Nous avons tourné sans fin. Et nous savons maintenant que nous mourrons en courant.
Le quartier des Fougères pourtant, malgré sa proximité honteuse avec la capitale qui aurait dû le disqualifier d’office, avait bien le goût et la matière particulière de la banlieue. Quand l’asphalte est chauffé par un soleil de plomb, tu reconnais ça sans forcer, il suffit de lire dans les taches d’huile et l’alphabet des chewing-gums écrasés. Les Fougères faisaient donc l’affaire. Peut-être juste à la faveur des boulevards Maréchaux qui avaient balancé le quartier du mauvais côté de l’histoire. Mais aussi parce qu’on l’avait construit en lieu et place de la « zone », comme disaient les anciens, et ça, ça laissait forcément quelques fantômes qui traversaient la nuit comme des morts vivants en roue arrière. Et puis il y avait des écarts, des vides, de l’horizon, du lisse et du granuleux. L’analyse en laboratoire confirmait la première impression. Quelque chose qui vous faisait penser qu’on fabrique finalement un pays natal avec pas grand-chose. Et personne ne comprend comment s’imprime ce paysage français dans les corps indigènes qui viennent poser à la dernière minute leurs têtes barbouillées de sable et leurs dos lacérés sur des grillages au bord de la photographie nationale, comme un hommage inattendu aux familles Lafarge et Decaux à la fois.
Mais, vingt ans après avoir foulé pour la première fois ces quelques rues posées à la va-vite sur le périphérique, tout paraissait un peu moins évident, et je guettais du coin de l’œil le visage rond de Younès, sa casquette vissée sur la tête, pour y apercevoir quelques signes discrets de déception. Même si lui, visiblement, il se foutait bien de mes considérations minérales, de ma géologie intime, de mon éducation d’homme invisible – ne te fais pas remarquer, mon fils –, des kilomètres parcourus pour remonter sans cesse dans mon arbre et retourner dans mon pays, de la honte comme compagne de nos après-midi à zoner alors qu’on n’avait pas encore idée que Guy Debord existait. Sinon, franchement, on aurait capitalisé comme des malades et on serait devenu plus vite que l’éclair les stars de l’art contemporain et de l’université à la fois, en balançant nos chaussures trouées sans marque au visage de la bonne société, au nom de la psycho-géographie.
Notre corps est une archive, nos racines poussent dans le béton.
Mais Younès, ce n’était pas son souci du moment, il cherchait des plantes résistantes et j’allais lui en trouver quelques-unes qui poussaient au pied des immeubles. En vingt ans, les Fougères avaient perdu un peu de leur lustre, même si on ne pouvait de toute façon pas classer le quartier dans la même division que La Grande Borne, Les Pyramides ou Les Tarterets – pour rester dans la géographie de la banlieue Sud, qui ignorait avec mauvaise foi les grands champions de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Car tous les espaces incertains et la brassée de terrains vagues qui servaient il n’y a pas si longtemps de théâtre des opérations à quelques commerces des matières et des corps avaient disparu sous les larges fesses d’immeubles modernes, cinémas, sièges sociaux, maisons de retraite, tennis, services en tout genre à la géométrie cool. L’histoire radicale des formes au service d’un grand sommeil. On avait livré d’un seul coup de la ville et des usages, un design d’attitudes et des postures, qui disaient « ici mais pas là ».
Plus de grandes trouées vers l’horizon, de voitures ventouses immatriculées dans les pays de l’Est, de stations-services sans essence ni de petits bars sans autres clients que ceux qui en tenaient les murs dans la fumée et la plainte épaisse d’une chanson de Lounès Matoub. À la place, un tas d’arguments en acier, verre et flux qui faisaient oublier l’alliage essentiel du corps de la banlieue : le béton et le vide. C’est-à-dire une certaine forme de disponibilité dans l’insuffisance, dans la promesse non tenue, dans le pas fini, l’abandon, l’accident. La banlieue parlait d’une bouche édentée et son accent réclamait tout notre corps. Elle n’était pas qu’une géographie, elle était matière et distance, mesure d’un écart dans le paysage, solides et marches, courses, galères qui s’impriment dans les jambes de ceux qui, comme d’éternels disciples de David[^ Dans la série télévisée de 1967 Les Envahisseurs, David Vincent assiste par accident à l’atterrissage d’une soucoupe volante par une nuit sombre, le long d’une route solitaire de campagne, « alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva ». Le feuilleton de Larry Cohen et sa célèbre scène liminaire participent aux multiples représentations angoissantes qui accompagnent la politique audiovisuelle américaine en temps de Guerre froide. Des envahisseurs presque identiques aux humains « normaux » s’introduisent en secret parmi eux. La métaphore de la présence communiste au sein même de la société américaine est grossière à dessein. Mais l’auriculaire en érection permanente des envahisseurs, seul signe qui permet de les discerner des humains patriotes, laisserait à penser qu’il se joue également dans cette scène primitive une politique sexuelle. Le mâle blanc américain perdu sur une route sombre qui échappe au contrôle de l’État pourrait bien craindre d’autres prédateurs alors que les Noirs viennent d’obtenir le droit de vote.
Le corps des hommes noirs n’entre pas dans l’espace de la nation, aux États-Unis comme en France, sans une charge sexuelle et morbide à la fois. Une lecture attentive de Frantz Fanon montre combien il ne lui est laissé qu’un étroit chemin de libération s’il veut éviter les impasses viriles que lui tend la société blanche pour exister. Et le fait que David Vincent ne parvienne pas à convaincre la police du danger imminent en dit long sur le traumatisme de l’irruption de ce corps étranger parmi les masculinités occidentales.
Pour comprendre l’action de la police « par une nuit sombre, sur une route de campagne », il est ainsi essentiel de la considérer sous l’angle d’une violence sexuelle d’État. L’introduction « par accident » de la matraque d’un policier dans l’anus du jeune Théo n’a pas suffi à en convaincre une large part de l’opinion française. Pas plus qu’elle ne nous a incités à repenser un spectre plus large de la violence sexuelle, qui introduise les masculinités racisées dans leur spécificité à l’intérieur même des problématiques de genre. Et ainsi tenter de situer dans sa complexité et ses paradoxes ce corps sans cesse attaqué dans sa virilité, infantilisé, contrôlé et émasculé par les puissances coloniales d’hier et d’aujourd’hui. Car à bien y regarder, les corps noirs qui meurent régulièrement d’asphyxie sous la pression de plusieurs policiers périssent en fait sous le poids d’un imaginaire qui projette un corps puissant, indestructible, sauvage. Ils trépassent sous le poids de l’imaginaire d’une virilité radicale nourrie par des sites Internet spécialisés dans l’envahisseur noir toujours en érection, au service de la femme blanche éblouie. David Vincent les a vus, et quelques milliers de policiers aussi.
Ignorer ces quelques points et présences aveugles conduit à certains discours navrants qui, dans un désir d’opposer au conservatisme du moment un féminisme cool, oublient de penser l’histoire même de la production des corps et des lieux – car pour la police, la rue sombre des quartiers populaires a remplacé la route de campagne américaine, même si les extraterrestres continuent invariablement de s’y poser.
Ainsi, dans le journal Libération daté du 12 janvier 2018, l’écrivaine prix Goncourt 2016 Leïla Slimani proposait une tribune en réponse à une opération de communication d’un site de rencontres orchestrée par Catherine Millet, confirmant le devenir Jacquie et Michel du journal Le Monde. Réponse tout aussi libérale au passage qui faisait du droit individuel à se balader, draguer, décolleter dans LA rue sans être évidemment importunée, puisque là était le mot qui faisait lien entre les deux postures, un principe premier de la démocratie. Il faut noter une première chose importante à ce sujet, c’est que l’on se déplace alors brutalement d’une situation très spécifique et pleine de promesses politiques – l’accusation inédite pour de multiples harcèlements sexuels sur son lieu de travail d’un homme blanc riche et puissant – vers le risque d’être importunée dans LA rue. Loin de sous-estimer l’importance des deux situations, il nous faut noter que l’on glisse ici d’une masculinité à une autre. L’une très précise et l’autre laissant la place à un imaginaire plus vaste, dont nous avons parlé auparavant. L’une très problématique pour les tenants du capitalisme qui voient soudain apparaître un possible problème dans leurs habitus, l’autre plus confortable. La seconde chose est cette idée essentialisée de marcher dans LA rue comme si elle pouvait exister sans spécificité, sans géographie ni police particulières. Comme si LA rue n’était pas produite, conquise, domestiquée par des pouvoirs. LA rue n’est pas la même pour tous, encore moins quand elle est le lieu de l’intime alors que les espaces intérieurs n’existent pas et que le corps explose littéralement vers l’extérieur pour s’échapper de la promiscuité et de la pression du béton. La rue n’est pas un espace quelconque, de transition, quand on n’a aucun moyen d’avoir accès à l’économie de la rencontre telle qu’elle se structure dans le capitalisme urbain, dans des lieux spécifiques, payants et organisés par classes. La rue est l’unique scène du théâtre social et des affects populaires, de sa visibilité et de ses conflits aussi. Sa mise sous contrôle vise certains corps qui savent qu’ils ont plus de chances que d’autres de mourir en courant.
L’usage du corps de LA femme comme bouclier humain d’une conquête de territoire à l’heure notamment d’une gentrification sauvage est devenu l’une des stratégies les plus saillantes de cette guerre sociale qui a l’avantage d’indiquer combien elle est aussi une guerre raciale et une nécropolitique sexuelle.], recherchent sans jamais la trouver une hypothétique soirée. C’est ainsi, la banlieue est d’abord l’histoire de ce qui n’y est pas, histoire forcément vibrante et héroïque d’échecs, de manques, de frustrations et d’embrouilles. Et cette histoire sans fin réclame un paquet de narrateurs mythomanes pour la mettre en musique, pour donner à la misère une vitesse qui la rende digne et suante sur la piste de sa propre mascarade. Parler au cœur de la nuit des raccourcis jusqu’au parking d’un supermarché, point de départ de l’unique voiture qui va emmener en rêve une douzaine de lascars dans une boîte de nuit construite sous un nœud d’autoroutes. Parler et tourner sans fin pour accélérer le temps, balancer toujours plus vite le même beat, le même fragment de musique. La banlieue est un espace quantique, James Brown son accélérateur de particules. Nous n’avons pas vécu à la même vitesse que les autres Français. Et nous avons été éduqués avec l’idée étrange qu’il existait bien d’autres Français que nous, des Français deux fois, d’une épaisseur autre. Alors que nous, nous étions légers, balancés dans tous les sens par la vitesse enragée de l’Histoire et que, par conséquent, nous allions mourir en courant [^ J’ai appris beaucoup plus tard que les parents des familles noires de Detroit, dans le Michigan, apprenaient à leurs enfants à ne jamais courir dans la rue. Un Noir qui court dans les rues de Detroit commet un délit à la surface de l’imaginaire américain, et il y laissera sûrement sa peau.].
Notre peau est une archive, nos cicatrices une carte, nos muscles poussent le béton [^ Comme le souligne Frantz Fanon de nouveau, la métastructure coloniale va s’imprimer dans une architecture de la contrainte. Celle-ci va redoubler le contrôle des corps indigènes, les confiner, autant dans la promiscuité de l’habitat que dans des rues conçues pour la surveillance. La cité de banlieue est à la fois l’héritière de cette stratégie de domestication et le lieu où s’opère une certaine forme de libération et de connivence inattendue, fabriquée par des usages déviants – il convient cependant ici de souligner certains projets à portée politique et utopique, tels ceux d’Émile Aillaud qui ne résisteront néanmoins pas à la paupérisation de la population. Comme je l’ai déjà souligné dans le texte « Un corps sans nom » (in L’Esprit français, Paris, La Maison Rouge/La Découverte, 2017), le « débrayage » au cœur des années 1980 des enfants de la première génération de travailleurs postcoloniaux va marquer un nouvel usage du quartier. Celui-ci passe de l’espace dortoir à un espace de vie. Toute une génération fera ainsi son apparition sur la scène nationale dans un désir musculaire – pour citer Elsa Dorlin – qui ne sera plus épuisé par les machines de l’usine. Désir de vie, libidinale, qui se heurtera au béton et à la police pour produire des corps particuliers, souples et cassés à la fois, qui se faufilent, enjambent et frappent. Ces corps vont s’introduire par un passage secret dans la culture française, passant sans cesse d’un régime invisible à de multiples manières d’apparaître. Ils ne feront pas que vivre dans la contrainte du béton, mais fabriqueront une érosion particulière de la matière, un béton affecté, un minéral allié. Et, plus loin encore, un paysage particulier qui ne pourra être vu sans la présence de leurs corps : la banlieue.].
L’histoire nous revient dans le désordre, par cuts macabres et répétitions. Il n’y a pas de grandes plumes mais un DJ qui massacre de vieilles rengaines. Dans un appartement minuscule et surpeuplé des Tarterets, Doudou danse devant la glace, un peigne planté dans sa coupe micro. Plus tard, la bande à Boris nous coince sur le pont de Corbeil. Plus tard encore, je rentre avec la lèvre ouverte par un coup de tête. La police nous serre sur un chantier interdit au public qu’on prend comme pour un raccourci. Nous n’avons pas les mêmes cartes, pas les mêmes souvenirs. Ailleurs, un type roux danse torse nu sur la piste d’une soirée et tire un coup de feu en l’air pour lancer la bagarre. Plus loin, des skinheads nous retrouvent et nous encerclent à cause de la soirée, du type au corps blanc presque phosphorescent qui a crié « c’est de la soul !» avant de tirer en l’air à la même seconde que l’accord des trompettes de James Brown et Boris le petit caïd blanc qui dit « je suis plus noir que toi, mec, je suis noir à l’intérieur » et son pote qui me donne, dans la même seconde aussi, un coup de tête dans les dents et les skinheads qui voient qu’on n’est que des muscles et que le nombre ne compte pas, seule la vitesse importe. Nous vivons à une autre vitesse, nous avons traversé le temps et sommes des aliens. Avant ou après, de toute façon, nous nous glisserons à travers la déchirure de la nuit dans notre vaisseau spatial qui grince sur les aiguillages de la gare de Juvisy avec les Specials à fond dans nos casques. Nous consumons nos corps et fabriquons notre temps. Personne ne s’attendait à ce qu’on aime la banlieue, qu’on se prenne d’amitié pour l’acier tordu par nos pères, qu’on laisse des traces fossiles de nos joies dans le béton, qu’on en fasse un terroir comme sur les affiches électorales aux collines trop vertes, trop françaises et trop tranquilles où on a juste ajouté quelques métèques qui font des glissades sur des cartons en riant.
On aime d’un amour sincère et un peu brutal une banlieue où tout le monde part en vacances en Espagne un jour et se retrouve à taper la balle sous un soleil de plomb le lendemain avec un vieux tee-shirt España 82 où le visage trop souriant de Naranjito[^ Naranjito était la mascotte de la Coupe du monde de football de 1982 en Espagne : une orange en short qui tenait en souriant un ballon de football.] est devenu un masque triste et grimaçant. Et personne ne te demande pourquoi tu n’es pas en Espagne et pourquoi tu restes là à galérer tout l’été. Car on n’est pas la police, car hier c’était hier, et aujourd’hui il nous faut assez de joueurs pour épuiser nos muscles jusqu’à la tombée de la nuit. Quand tu ne vois plus le ballon, tu te dis que c’est l’heure, ce n’est pas la fatigue, c’est la nuit qui te dit qu’il faut rentrer, ce n’est pas l’appel de ta mère qui a arrêté de t’appeler depuis longtemps, ce n’est même pas la faim, ce ne sont pas les menaces de ton père qui s’est déjà endormi une bouteille de Old Nick à la main devant une défaite de l’équipe de France, la bouche ouverte, et toi tu vas regarder en rentrant dans sa bouche comme pour vérifier si au travers de sa gorge tu la vois bien la France, une France rouge carmin. Ce qui signe la fin, c’est qu’on ne voit plus le ballon. Et nous rentrons dans le début de la nuit alors que les grenouilles commencent à se faire entendre tout autour du lac artificiel fabriqué dans le même béton que tout le reste – ils ont même mis des roseaux pour faire paysage français, marécage pourri de l’histoire de France, pour essayer de nous convaincre que nos vies pourries sont bien des vies françaises. Nous rentrons dans un coassement, à moins que ce ne soit une plainte, basse continue derrière les voix des derniers fans squelettiques d’AC/DC qui digèrent un maigre shoot d’héro, une trace blanche à la commissure des lèvres. Nous allons les remplacer dans l’histoire et ils ne le savent pas encore. Nous sommes les prochains vivants. Nous entrons en scène avec notre odeur d’herbe et de sueur, alors que le rectangle lumineux d’un stade nous guide au seuil de la nationale 7. Derrière, plus loin, débutent la masse sombre de la forêt et la véritable nuit sauvage. Nous traînons en communauté marron dans les parages des pavillons gardés par des chiens, à la recherche d’un endroit humide et chaud pour poser nos visages sales.
Je voyais bien que Younès me trouvait un peu fatigant avec mes incessants voyages dans le temps. Nous marchions dans la rue et cela faisait un moment qu’il n’avait pipé mot. Il auscultait en silence le seuil un peu crasseux des immeubles et des grilles. Il faisait son affaire d’une botanique laissée-pour-compte. Il notait, dessinait ce que personne n’avait vu, une autre histoire qui pousse dans les fissures. Bientôt il me dirait qu’il y avait là des essences exotiques. Ça ne serait pas une surprise car même dans nos voyages immobiles nous avions transporté beaucoup de mauvaises graines, de mauvaises manières de faire et d’exister. Grandir en banlieue, c’était aussi ça. Apprendre à se faire expliquer sans cesse quoi faire de nos corps, où les ranger maintenant qu’ils étaient là, recevoir sans la demander la leçon de la petite bourgeoisie qui s’ignore et qui dit où il faut faire pipi et comment on joue à un jeu dont les règles sont savamment pipées. Nous étions d’éternels jeunes des quartiers, les grands enfants de Michel Leeb.
En faisant semblant d’écouter les profs, au fond de la classe, on réinventait avec nos muscles des machines à survivre, une chimie possible, une biologie des plantes sauvages, une physique de la résistance des matériaux, une histoire supportable et des géographies possibles.
En secret, nous étions devenus un autre paysage français.
Texte extrait du catalogue, Kader Attia, Les Racines poussent aussi dans le béton (éditions Mac/Val 2018)