Souffler sur les cendres, disperser les braises : « Terre de feu » enquête sur les feux qui couvent.
Il y a dix ans, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immolait par le feu face au siège du gouvernorat de Sidi Bouzid en Tunisie, à la suite de la confiscation par la police de sa marchandise, de sa charrette et de sa balance. On se souvient des manifestations et des révoltes qui suivirent, et s’étendirent bientôt à tout le pays, puis aux pays voisins : la chute du président tunisien Ben Ali, les occupations de places en Égypte, au Bahreïn, au Yémen, l’insurrection en Libye et l’intervention militaire occidentale, le mouvement révolutionnaire syrien et la guerre qui suivit. Et puis, les occupations de places en Espagne, aux États-Unis, en Turquie, les Nuits debout en France contre la loi Travail.
Le geste de Bouazizi n’a pas été un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il vient à la suite des mobilisations, dès 2005, de paysan·nes spolié·es dans la région de Sidi Bouzid et des révoltes de mineurs de Gafsa, durement réprimées en 2008. À l’écoute de ce qui pourrait lancer un mouvement d’ampleur, des syndicalistes de Sidi Bouzid ont romancé l’événement pour en faire le déclencheur qui pourrait emporter avec lui toutes les luttes en cours et se faire l’écho du quotidien d’une majorité des Tunisien·nes, précarisé·es et étouffé·es par plus de soixante ans d’un régime autoritaire et corrompu.
Il y a l’insurrection, l’explosion fantastique, l’éruption du volcan : l’événement. Et puis il y a tout ce qui l’entoure, tout ce qui précède et qui suit, qu’on pourrait ne pas voir, aveuglé·es par son incandescence. C’est ce sur quoi « Terre de feu » s’attarde : la tectonique des plaques, les longues réunions préparatoires, les pollutions insidieuses, les agents dormants, les colères accumulées, les douleurs enfouies, les répercussions intimes, l’épaisseur granuleuse du temps.
Un bouton éclot sur notre front ; il est peut-être le signe d’angoisses tues, ou bien est-ce l’eau qui est trop calcaire ? Sous nos pieds une secousse ; un mouvement géologique millénaire approche de la sur-face. Une employée de France Télécom se suicide ; un système managérial élaboré sur des décennies l’a travaillée au corps pendant des mois. Le récit d’un viol point après des années de silence ; ce sont mille autres récits de mille autres femmes de par le monde qui lui ont donné la force d’émerger.
Cette focale large, cette envie d’aller fureter derrière le décor, en prenant son temps, est, quand on y pense, une bonne manière de définir le projet esthétique et politique de Jef Klak. On a beau dire que la comptine des Trois Petits Chats qui guide nos thèmes nous pousse à aller voir ailleurs si on y est, on se débrouille quand même pour retomber sur nos pattes.
S’il se donne pour principe de faire un pas de côté vis-à-vis de l’actualité, pour autant le collectif n’échappe pas au temps commun qui nous rattrape là où on ne l’attend pas. Parfois c’est un mouvement social qui le traverse et met en suspens ou déplace l’activité éditoriale. Aujourd’hui c’est une catastrophe qui gronde tout autour de nous. La pandémie de Covid-19 et sa gestion sécuritaire par les pouvoirs en place en sont les manifestations les plus évidentes. Mais elles interviennent alors que le terrain est miné : crise écologique, démantèlement du service public, violences policières, précarité massive, offensive antiféministe, autoritarisme décomplexé, réaffirmation du racisme d’État. Si bien que la maladie joue aujourd’hui le rôle de catalyseur du déjà-là.
Quand le premier confinement a été annoncé, nous avons décidé de refuser le business as usual. Non, nous ne tiendrions pas les délais comme si de rien n’était. Notre numéro « Terre de feu » ne sortirait pas en septembre 2020. Pas envie de faire un bouclage chacun·e chez soi, et d’acter un peu plus une dématérialisation du travail collectif qu’entraînait déjà notre éclatement géographique. Pas envie non plus de faire comme si cet événement ne nous atteignait pas, comme si l’on pouvait penser à autre chose. Alors, certaine·s, plutôt que de travailler au numéro à venir, se sont consacré·es à des publications sur le site internet, à propos des grèves de loyer pendant le confinement notamment. La pandémie de Covid-19 nous rappelle qu’une catastrophe n’est pas un événement instantané. Comme ces coulées de lave lentes qui mettent des années à détruire irrémédiablement un village, elle s’annonce, s’approche au ralenti, nous encercle et puis, elle est là, elle se répand, elle s’étale, elle dure et nous recouvre comme une poisse quotidienne.
Comme tout le monde, on apprend à vivre sur le volcan. En ce qui nous concerne, nous avons fabriqué un numéro dans des conditions de confinement relatif et de dématérialisation totale. À l’instar des autres télétravailleur·ses du monde, nous faisons l’expérience maltraitante du travail collectif médié par des machines plus ou moins fonctionnelles. Mais le numéro a avancé cahin-caha, le collectif tient, bon gré mal gré, et l’on peut essayer de s’y rattacher.
Jef Klak est une bouée au milieu d’une mer de lave.
Contributions
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Non !
- Langue : Français
- Création sonore
- France
Création sonore de Marie-Julie Chalu & Emma Broughton & Alice Lefilleul pour le programme : Terre…
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Avec une tendresse pour le non
- Langue : Français
- Création sonore
- Romainville • France
Création sonore de Emilie Mousset pour le programme : Terre de feu et pour l'antenne : Jef…
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Qui a tué Zarafa?
- Langue : Français
- Création sonore
- Marseille • France
Création sonore de Mélanie Gentilhomme pour le programme : Terre de feu et pour l'antenne : Jef…
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Prendre sa place, 24 janvier 2020
- Langue : Français
- Création sonore
- Paris • France
Création sonore de Nicolas Montgermont pour le programme : Terre de feu et pour l'antenne : Jef…
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Difé
- Langue : Français
- Création sonore
- Basse-terre • Guadeloupe
Création sonore de Nemo Camus pour le programme : Terre de feu et pour l'antenne : Jef…
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Pour ne plus taire les jours où
- Langue : Français
- Création sonore
- Silence • France
Création sonore de Aude Rabillon pour le programme : Terre de feu et pour l'antenne : Jef…