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Frédéric Nauczyciel
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Dale Blackheart, en arrivant de Baltimore au 104 à Paris, me dit : - « Il n’y a pas d’endroit safe comme celui-ci pour des danseurs dans une ville comme Baltimore ».
Qu’est ce que serait donc, en art, un endroit sûr, un endroit de confiance – un lieu ou chacun se sentirait lui-même, sans jugement, libre d’assignation ou de labellisation tout se sentant libre d’affirmer, ou d’inventer, son identité - son désir, en fait ?
Un endroit, donc, où pourrait s’exprimer son désir.
Un espace qui reconnaîtrait l’existence identitaire (personnelle) et non communautaire (collective). Où l’on pourrait parler de soi et interroger ses lieux imaginaires et originels, moins les lieux d'où l'on vient que les lieux où l'on va, dans l’idée de faire ensemble. Un lieu qui inclurait chacun sans code de langue, de barrière sociale, sans peur au fond. Un espace organique, évoluant tout au long de l’apprentissage qui s’y fait à travers le fait de faire.
Un endroit, donc, où l’on ne serait jamais réduit à un état définitif.
Mais aussi un lieu où l’on a le droit de se taire, de ne pas dire. Un lieu non dogmatique. Un lieu sans illégalité, un lieu où l’on ne demanderait pas les papiers d’identité, mais où l’identité serait un devenir, un possible. Un endroit où en milieu hostile l’on pourrait lâcher la garde. Un lieu où la langue et le corps sont protégés, quelque soit ce corps, quelle que soit cette langue - avec tout ce qu’il/elle contient d’histoire personnelle et collective. Avec ses crises et ses excès, ses retenues et ses particularités.
Un lieu, donc, libre d’assignation et de labellisation.
Un lieu où s’inventeraient des expériences communes, et partant permettrait de faire appel à une langue commune, capable de décrire cette expérience. Où donc les règles répondent réellement à une expérience particulière hors norme.
Un endroit, donc, d’expérience(s) et de pratique(s).
La langue yiddish de ma famille serait comme un endroit de confiance : une langue à même de décrire une expérience particulière, celle des juifs d’Europe centrale, dans des pays qui leurs sont hostiles, où le ghetto est à la fois un enclos et une protection. Cette langue est devenue celle d’une expérience particulière liée à un territoire et en même temps capable de décrire une diaspora : une langue où l’on serait partout chez soi.
Sin Toyer, dans le film pilote de mon installation « La Peau Vive », déclame un poème où il parle des ses tatouages. A partir de ce film, j’ai proposé à quatre adolescentes d'un Collège de Pavillons sous Bois, de tirer un poème qu’elles ont lu en chœur, face caméra. A l’écoute de cet anglais noir américain, poétique, nous avons parlé de leurs langues d’origine, l’Urdu, le Kabyle… Le poème est devenu pour ces jeunes adolescentes, un lieu de découverte de leurs cultures respectives.
Un endroit, donc, contenu dans une langue. Une langue, donc, qui serait un endroit de confiance.
C’est aussi un lieu où les occupants en détiennent les clés. Où ils sont en pleine capacité d’agir. Sin Toyer, toujours, dit : - « Les tatouages me rendent complet ». Cela a beaucoup marqué une jeune fille d’Epinay qui visitait l’exposition avec son groupe de danse. Je lui ai dit qu’elle était complète partout où elle était, même seule, même démunie, même mise à nue car elle peut danser partout à tout moment, qu’en ce sens, elle est partout complète, agissante.
Un endroit, donc, où l’on se sentirait en capacité d’agir.
C’est, au final, un espace où la confrontation est possible. Un endroit où l’on peut être entendu, quelque soit sa langue. Un endroit d’empathie, où l’on peut se voir soi-même dans le récit de l’autre. Cet espace nécessite une transmission horizontale, sans distinction entre savant et populaire, où chaque corps se suffit, peut agir en toute confiance.
Un endroit, donc, horizontal.
Un endroit de confiance, donc, comme Dale Blackheart le rêve, est un lieu de désir, où la langue s’invente en faisant. Un endroit où chacun détient les clés. Un endroit sans assignation. Un endroit d’apprentissage, de transmission, d’expérience partagée. Un endroit où les règles s’imposent d’elles-mêmes au fur et à mesure de sa fabrication. Un endroit que l'on porte avec soi, en soi, en confiance.
Frédéric Nauczyciel, octobre 2017
Cette réflexion sur endroit de confiance a guidé le projet que nous avons proposé, avec Valentine Umansky, curatrice, pour la direction des Laboratoires d'Aubervilliers, ville où se côtoient une centaine de nationalités et de langues. Dans cette lignée, nous avons beaucoup partagé avec Olivier Marboeuf, alors directeur de l'Espace Khiasma, et lui proposions d'intervenir en son nom et son corps propre, pour parfois, trouver une nouvelle respiration, justement : ne pas être assigné à la demeure Khiasma.
J'ajouterai également, fort de mes expériences aux Etats-Unis, à Baltimore, et en France, en Seine-Saint-Denis à Bobigny, La Courneuve, Saint-Denis, Clichy-Sous-Bois ou Aubervilliers : un endroit de proximité.
- où la proximité de corps différents oblige à l'acceptation ;
- une proximité d'espace mais aussi de temps : où l'on peut se rendre à tout moment, quelque soit son éloignement ;
- où l'on est près de soi-même ;
- un endroit réactif où les modes de financements mixtes permettent d'agir rapidement ;
- où parfois l'absence de financements permet tout autant d'agir rapidement.
- Un lieu, donc, pirate qui se hacke en permanence selon l'organicité et la biographie des personnes en présence. Un lieu qui respire.
Décembre 2018