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Olivier Marboeuf
- 5 min
Il aurait été plus facile d’être juste une poétesse, authentique, politique et sereine, un poète féministe bien sûr, évidemment, et communiste de la bonne période, ou un type libertaire, drôle et cultivé, un gars sûr, une fille fluide, qui partout trouvent leur place, qu’on oublie dans les tapisseries des salons bourgeois et qui apparaissent soudainement révolté·es le temps d’une soirée électorale. En colère quand il faut et bon compagnon pour le reste, amie sans réserve et sans rancune. Capable d’oublier les situations les plus sordides, témoins amnésiques de gestes qui blessent, du regard vide du vigile noir, des corps qu’on interdit discrètement à la porte des lieux sûrs, jamais du mauvais côté des choses, juste à la surface souple du rideau sans le lever, et qui savent jouer de la fable cool des possibles, des chacun-fait-comme-iel-peut-et-que-le-la-meilleur.e-gagne.
Mais la carte est aussi peuplée de ceux et celles qui ne passent pas, pour qui ça ne va pas être possible et qui ne l’ont pas choisi, mais qui le sentent très tôt et qui font avec cette sensation particulière tout un tas de choses qu’il ne faut pas faire. A commencer par vouloir parler et regarder derrière le rideau. Comme la femme de Barbe Bleue qui fait le geste fatal et qui devient témoin sans le désirer, témoin de tout son corps, marquée, jusqu'à ne plus pouvoir faire comme si, comme avant. Ça ne va donc pas être possible pour ces femmes et ces hommes qui ont pourtant appris à faire pipi là où on leur dit et à écouter les leçons de ceux qui savent toujours comment faire et vivre toutes les vies possibles, y compris la vôtre. Quand on n’a pas les moyens, on attend que vienne notre tour, on patiente dans les toilettes de l’histoire. Car si on n’a pas les moyens, pas les bons gestes, la parole un peu en biais, le profil flou, si on ne peut pas construire les conditions idéales, la surface lisse et jamais percée des conditions idéales alors il faut se taire car on ne va pas bien faire. Faire un lieu, vraiment, c’est percer cette surface de la fable du politique immaculé, c’est se bagarrer avec les conditions, c’est plonger à la source boueuse d’une situation et demander d’où elle vient et à qui elle coûte vraiment à de gigantesques sangsues qui se prélassent dans les bas-fonds. Il ne faudrait pas le faire. Il faudrait rester immobile et silencieux, rechercher la pose parfaite, l’image parfaite et sans grain. Savoir faire bonne figure.
Mais il a fallu faire un lieu. Fatalement. Pourquoi donc ? On ne le sait pas. Khiasma est un accident qui est si signifiant avec le temps qu’on aurait du mal à le penser comme un fait du hasard. Mais du mal aussi à l’expliquer autrement que comme une démangeaison qui un jour devient une pensée en acte. Le lieu devait se faire. Et c’est nous qu’il a trouvé cette fois-ci en rôdant dans les parages. Il a fallu faire un lieu ou c'est peut-être plutôt « le faire lieu » qui passait donc là qui nous a attrapé de sa puissance animiste. Il trouvait qu’on avait quelque chose de cassé peut-être, qu’on était une matière bon marché sûrement. Il ne faut pas faire les malin·es car le lieu nous a trouvé un peu ignorant·es et un peu léger·es. Il a été indulgent avec ça, c’est clair. Il nous a laissé le temps d’apprendre et le temps de défaire des sales histoires, et aussi d’inventer nos vies en ratant à répétition. Le lieu s’est fait en nous, de nous tous et toutes qui y avons travaillé, y sommes passé·es, y avons cherché quelque chose, une main chaude, de l’eau fraîche pour éteindre les incendies de la ville. Le lieu colle sa membrane au-dehors, nous sommes sa peau et ses nerfs. On filtre la colère qui fait le lieu, comme la joie, qui fait le lieu. Faire lieu, c’est être pris, comme la femme de Barbe Bleue, la main et bientôt le corps tout entier au cœur des problèmes, dans la matière même du politique qui tour à tour nous éblouit, nous déçoit et nous blesse. Le lieu est surprise et bassesse, est plaisir et laideur. Le lieu est déceptif et c’est en cela qu’il est généreux, il nous apprend ce que nous ne voulons pas savoir, il nous met en présence et nous force à vivre et à penser avec des pensées indésirables. Il n’est pas qu’une question d’affinités, il est aussi matière à malentendus. Il nous traverse contre notre gré. On aura couru longtemps après le juste accord, la bonne façon de se comprendre et puis on aura compris que les pires frustrations, les attitudes les plus stupides sont des cadeaux du lieu autant que les amitiés les plus profondes. Ce qu’on a mal fait, les erreurs, les mots de trop et les mots qui manquent sont les trésors du lieu, son savoir particulier, puissant et toxique, difficile à saisir, perles du lieu au plus profond de la merde du lieu.
Il n’y a pas une manière héroïque de faire lieu, aucune chance de réussir durablement. Chaque bonne nouvelle apporte son pesant de crasse, toutes les idées ont alors un poids et une forme et elles viennent poser leur grosses fesses sur le clavier de votre vie et écrivent autre chose que ce qui était prévu.
Le lieu n’a pas besoin d’héros ni d’héroïne, même s’il réclame et consomme des sacrifices. Il est une matière sale, une distillation ambiguë et difforme de toutes les présences qui y négocient leur place, de tous les egos qui sauvent leur peau à défaut du monde. On n’en sort pas indemne, pas même fier·e. Le lieu travaille, pousse et déforme, s’enfuit. Il n’y a de bonnes pensées que celles qui font lieu et celles qui le défont à la fois.
On pense parfois que le quotidien du lieu le plus navrant, l’assommante litanie de la littérature administrative, la violence feutrée des politiques reptiliennes, les systèmes embarqués dans de jeunes corps qu’ils font parler, les manques et les pertes détruisent la poétique et le désir du lieu. Mais tout est contingence et le lieu est une formidable machine à fabriquer de nouvelles poésies affectées et survivantes de ce qui pourrait tuer le lieu. Le lieu accueille car il traduit le monde, les pensées et les paroles, les œuvres et les poèmes dans sa langue où tout à une place, avec sa bouche pleine de matière et d’hématomes.
Il est un récit qui dépasse mais n’oublie pas, qui grossit dans la colère et la fête. Il n’est pas son apparence, il n’est pas sa surface ni son quotidien. Il n’est pas que local, il est à beaucoup d’endroits et ainsi personne ne le cerne, ne le saisit, ne le possède, le lieu s’enfuit de son enveloppe, s’allie dans le proche, transducte le lointain.
Le lieu se fait en nous et ne disparaît pas.
Image : Lundi de Phantom n°33 avec The Living and the Dead Ensemble, Khiasma, avril 2018. Photo : Romain Goetz.