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Alice Rivières
- 8 min
On avait nos corps en forme d'ondes, des mains de sons et des voix d'oreilles. On était fréquences tressées, flux grésilles et chatoiement acoustique dans un poudroiement d'étoiles. Des rayons de soleils dans la bouche en guise de micro. Tout un programme à venir pour cette nouvelle séquence de la r22 Tout-monde quand, dans cette métamorphose vibratoire enivrante, une voix douce et familière :
« Ça y est. J'ai trouvé les mots qui me semblaient juste. Je crois que cette fois ça marche »
On décille nos yeux, on ne résiste pas, il fallait bien sortir de notre sieste estivale et ce réveil à quelque chose de réconfortant. Alice Rivières vient de trouver un petit sentier qu'elle veut nous faire partager.
Salut, je m’appelle Alice Rivières et j’ai un problème cognitif sur les bras. Mes capacités intellectuelles sont érodées par une maladie neuro-évolutive qui me permet de moins en moins d’appréhender toute vision d’ensemble. Je souffre de myopie mentale, si vous préférez. Alors quand je dois faire un exercice comme celui qui m’est demandé par la R22 : « une note archéologique » des sons de notre chère radio, je suis longtemps paralysée par la tâche.
Simon Marini sent que je patine, on s’appelle, on discute. Ensemble, on comprend ce que j’ai envie de faire. Il me souffle des entrées possibles. Il devient mon guide. Je peux vous dire que c’est devenu indispensable pour moi d’avoir des guides comme lui. C’est ainsi désormais : je suis incapable d’amorcer ce genre de travail sans être aidée. Et c’est tout sauf triste : c’est chouette d’être aidée par quelqu’un comme Simon qui me comprend parfois mieux que moi-même. Et puis je sais que je l’aide pour d’autres choses, il y a de l’entraide, de la solidarité dans l’air. Ça peut paraître gnangnan mais je trouve que c’est important de le dire par les temps qui courent : on travaille à s’entre renforcer. Les lignes qui délimitent l’intime, la collaboration, l’institutionnel, le travail, l’amitié bavent un peu.
J’écoute, j’écoute, je plonge dans les archives sonores de la R22 pendant un week-end entier. J’écoute des parcours de traviole, baroques, farouches, des luttes et des solidarités à travers ces luttes. J’écoute des histoires de mondes fragiles en train de lutter pour exister, pour se faire, pour tenir. Dans ces voix qui forment peu à peu un trésor, il y a aussi tout le labeur de Khiasma, de la R22, d’un lieu pour respirer, qui ont œuvré et continuent d’œuvrer pour les recueillir et les faire connaître. Tout cela est indémêlable.
L’incapacité à raconter les tissages qui se font entre ces traces dans un récit qui soit à la hauteur de leur richesse, magie, complexité dynamique et processuelle, humour, intelligence… fait piquer mes yeux. Mais heureusement, à force d’écou-touiller tous ces sons, quelque chose commence à prendre consistance en dépit de mon incapacité à articuler les choses entre elles. Une sacrée résonnance : j’ose « sacrée » car ça me transcende : je n’ai pas créé cette résonnance, elle naît malgré moi et elle se met aussitôt à me nourrir, moi la souffreteuse, et, à travers elle/moi, je l’espère, bientôt vous.
Je ne raconterai pas ces collectifs puisqu’ils se racontent eux-mêmes mieux que quiconque, ça fait même partie de leurs conditions d’existence : savoir se raconter pour rendre compte de ce qu’ils sont dans toute les nuances et les opacités qui font un monde.
Par exemple, il y a Tania Magy sur l'antenne des Allumeur·e·s.
Tania Magy a du s’auto-ethnographier carrément, elle et son monde, celui des Roms, des Gitans, quitte à faire deux doctorats pour y parvenir. Tania dit : « je suis un peu clown et un peu universitaire ». Elle est devenue une passeuse entre son monde et le monde des Gadje, pour faire peu à peu bouger les lignes rigides et excluantes qui se dressaient de toute part, notamment celles de l’Education Nationale et de la loi Sarkozy.
Cet intense travail d’auto-sociologie, je le retrouve dans beaucoup de sons abrités par la R22, dès qu’il s’agit de mondes minoritaires, en danger d’être engloutis, assimilés c’est à dire devant répondre à des façons autoritaires et majoritaires de les administrer, en érodant ce qui fait leurs spécificités.
Le philosophe Bruno Latour s’est beaucoup exprimé ces derniers temps pour dire la nécessité de se mettre à enquêter sur nos propres attachements. Sans ce travail pour dire ce à quoi on tient par dessus tout, pourquoi et comment, on est hors sol pour penser et mettre en place des manières de composer notre vie ensemble. Or les mondes qui se racontent sur R22 le font par nécessité de survie depuis bien longtemps. Écoutons comment ils font.
Il y par exemple le travail d’Elizabeth Povinelli et du Karrabing Film Collective qui fabriquent des dispositifs pour construire de la visibilité et de la subtilité en même temps, avec une communauté indigène du Nord Australien. Karrabing est un mot issu de la langue Emmiyengal qui signifie à la fois la marrée basse et une forme de collectif qui existe à l’extérieur de toute gouvernalité officielle.
Ils ne savaient pas faire des films du tout. Mais justement ! Faire des films ensemble, avec des Iphones, est une manière de fabriquer du collectif, le leur en tous cas. Le fait de faire un film est une pratique de transmission pour la communauté elle-même et pour les autres, les nous-autres.
Nécessité de la clandestinité : certaines clés ne sont délibérément pas données pour des raisons de protection des forces et des secrets vis à vis des gouvernants.
Un monde qui a une relation très fine avec le monde qu’il combat, pas en le fuyant mais au contraire en s’installant dans ses interstices… Le rapport au passé, aux ancêtres, le retour permanent aux origines est traité ici dans le présent, sans hiérarchie de valeurs/pureté.
Une forme performative de faire communauté qui n’a rien à voir avec une affiliation identitaire à des mondes prédéfinis.
Il faut apprendre : devenir expert, apprendre des langues inconnues, se fondre chez l’ennemi. Parfois, aider l’ennemi pour le transformer en allié.e. C’est possible, depuis les souffrances partagées. Ou alors, il faut infiltrer les limites elles-mêmes, y cultiver quelque chose de très ténu qui, à force de pousser, est capable de faire éclater le béton. Changer de l’intérieur la façon dont les savoirs parlent de nous, dont les institutions nous modèlent. À Dingdingdong, c’est ce que nous nous efforçons de faire depuis 8 ans avec la médecine, lorsque nous nous saisissons par exemple de la description usuelle d’un symptôme pour le creuser à notre manière et aboutir sur d’autres significations, des tissus d’interrelations entre le monde et soi, là où il n’y avait que du gros trait prédéfini et indifférent.
C’est ce que font les Entendeurs de voix, qui, après des dizaines d’années de pratique d’auto-détermination, enseignent désormais aux psychiatres comment composer avec les voix, sans chercher à tout prix à éradiquer ces phénomènes. Cet enseignement n’existe pas hors sol, il n’est jamais détaché des récits de celles et ceux qui ont accueilli de telles révolutions… révolutions elles-mêmes déclenchées par les récits d’autres comme elles.eux. Ces récits engendrent du processus révolutionnaire, c’est pourquoi Les Entendeurs racontent encore et encore :
Il faut être visible.
Il faut être invisible.
Il faut être puissant et solide et en même temps il faut se transformer à tout moment en une minuscule chose qui observe sans se faire voir.
Il faut être en colère, il faut l’exprimer haut et fort quand c’est utile à la cause, et d’autres fois se planquer pour le faire, quitte à inventer de nouveaux dispositifs pour ça.
C’est ce que fait le Bureau des Dépositions à Grenoble.
Ils disent :
« Par cette œuvre, nous cherchons à transformer le droit. Aucun.e d’entre nous n’est remplaçable. Les droits d’auteur ne nous protègent pas mais permettent d’ouvrir un contentieux, une scène publique de lutte, et de créer une jurisprudence et donc, du droit. Œuvre processuelle, dans le sens : en cours de process, qui nous transforme tandis que nous la procédons… »
Il faut documenter tout ce qu’on fait pour partager les traces, archiver, donner accès. Planquer certaines traces qui sont en même temps des trésors de guerre qu’on n’a envie d’offrir qu’à nos ami.e.s et allié.e.s.
Il faut faire mousser les choses entre elles. Touiller touiller touiller, sinon tout retombe.
Il faut expliquer ça à celles/ceux qui nous disent : ce que vous faîtes, ça a déjà été fait il y a trente ans.
Il y a de l’épuisement chez les militants autant que partout ailleurs, parce que composer avec toutes ces qualités, c’est harassant.
Alors il faut se reposer avant de repartir pour un nouveau tour.
Rédigé en juin 2020 par Alice Rivières, autrice et membre de Dingdingdong.