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Laura Camargo Blanco
- 9 min
Du 22 au 31 mai 2018, Khiasma a accueilli le projet Pratiquer les images coloniales, porté par un collectif d’artistes, d’enseignants et de chercheurs, lors d’un workshop proposé en collaboration avec l’université Paris 8. À l’occasion d’une invitation de Catherine Perret et Anna Seiderer faite à l’artiste Alexander Schellow, le collectif a fait intervenir les participants autour de la constitution d’une archive participative de films privés tournés dans les contextes coloniaux – et des questions que soulèvent la constitution d’une telle archive. Les initiateurs de ce projet de recherche artistique ont invité les étudiants à prendre part à l’élaboration de pratiques et de gestes à partir desquels travailler et questionner ces images. Retrouvez le compte rendu de la première journée, écrit par Laura Camargo Blanco, ci-dessous.
Lors de cette séance d’introduction qui débuta par une brève présentation de chaque participant au workshop, ce fut le cas d’abord de procéder à une mise en contexte, concernant des archives de famille, qu’il faudra ensuite de regarder de façon collective lors des séances qui suivront. Ce fut l’occasion ainsi de développer diverses réflexions autour de plusieurs questions que ces films nous posent : peut-on, par exemple, déceler des traces d’un langage filmique propre à la propagande coloniale ? Il s’agira en effet de tenter de répondre à plusieurs enjeux : Pourra-t-on, d’autre part, esquisser une sorte d’architecture filmique propre au film amateur durant la colonisation ou certains éléments semblables au film de propagande officiel ? Il s’agira ainsi de retrouver des éléments convergents, entre ces deux types d’imagerie, tout en sachant que le film de famille peut se présenter comme un élément a priori apolitique donc plus spontané. Cette construction précise de l’image coloniale aperçue dans la propagande officielle est-elle plus ou moins présente dans le film privé ?
Le but de ce workshop est donc celui de réussir à infiltrer la « façon de voir » présente dans ces films. Collecter ces films afin de développer ou favoriser l’accès à la recherche semble d’autre part représenter un processus de confrontation à l’oubli de ces boîtes composées de films de famille qui dans la plupart demeurent négligés par les personnes qui les détiennent. Il est important ainsi de réfléchir autour de la question de la perte ainsi qu’aux questions générationnelles qui en découlent ; le rapport à l’histoire que nous entretenons aujourd’hui peut être différent, d’où la difficulté d’accès à ces films privés, car il n’est pas évident de convaincre les détenteurs de ces derniers à une ouverture publique et à une éventuelle recherche. Le fait d’extérioriser ou de rendre publiques les films privés ici visionnés représente donc un enjeu important (ceux du Congo Belge par exemple, son histoire étant particulièrement violente). Comment on traite, par exemple, la question de la culpabilité d’une classe dominante pendant la période coloniale suite au visionnage de ces films ? A savoir, cette mise à l’oubli représente dans certains cas un processus d’encapsulation des traces, produit d’un sentiment de responsabilité de cet héritage. Comment répondre en effet de façon minutieuse à ce processus complexe de silenciation ?
Il s’agit en effet d’autre part, de penser à la question de la réversibilité du film (c’est-à-dire sa rupture, sa mise en critique), de réfléchir aux rapports par exemple, entre le filmeur, le sujet filmé, les rapports entre colon et colonisé… bref, de repérer ces signes communs dans la vidéo amateur. Dans le film privé en effet, les frontières semblent plus difficiles à tracer car il n’y a pas a priori de portée politique précise, la plupart de ces films constituent à vue d’oeil des souvenirs de famille. Le rapport aussi entretenu avec les détenteurs de ces films est essentiel ; qui le détient ou qui le produit ? Comment privilégier un rapprochement à la fois fin et critique ? Des questionnements qui semblent être de même des plus ou moins sensibles, à savoir par exemple, la plupart de personnes ayant des caméras pendant l’époque coloniale provenaient a priori d’un milieu aisé plus ou moins proche de la rhétorique raciale dominante. Quel rapport entretenaient-ils d’autre part avec le régime de domination de l’époque ? S’agit-il d’un regard bourgeois, externe, insouciant ?
Le processus d’intériorisation collective du film privé correspondrait donc à une certaine levée du refoulement, l’entretien direct avec un matériau « refoulé » permettrait de redonner une puissance nouvelle à cet objet oublié. Se pose en outre la question de la performativité dans la volonté de faire ressurgir cette archive. Comment penser ainsi à ces images qui sont à leur tour dépouillées de leur statut de passivité ? Peut-on parler de guérison ? Comment les diffuser ? Est-il judicieux de les rendre publiques, et si oui, comment y procéder ? Qu’est-ce qu’on fait avec ? Nombre d’enjeux et questions complexes auxquelles on tentera de répondre à l’issue de ce workshop.
Dans un deuxième temps, nous avons procédé au visionnage d’un premier film, cette fois-ci un film colonial officiel digitalisé, qui retrace une expédition au Congo par un couple de colons (les Pastori). La traversée du Congo Belge, réalisé en 1929, fut analysé conjointement grâce système de prise de notes. Le visionnage de ce film constitue un point de départ, une base critique, qui sera ensuite mise en confrontation avec les archives privées en question, dans l’idée d’essayer de repérer certains éléments convergents ou divergents. Les participants au workshop ont ainsi fourni de façon collective quelques éléments d’analyse communs, afin de tenter d’y répondre. Dans ce film, par exemple, on sait qu’il s’agît d’une justification claire du projet colonial ; il constitue un exemple précis qui nous prouve qu’il existe par exemple une rhétorique visuelle commune en ce qui concerne le film colonial de propagande, nous avons affaire, en effet à un genre à part tout à fait codifié. Le but étant ainsi d’essayer de repérer certains rapports communs entre le film colonial officiel et le film de famille, le visionnage donc de ce film étant un point de départ afin de retrouver une base de mise en relation, pour en discuter ultérieurement.
Ce fut ensuite l’occasion de procéder à un deuxième visionnage, cette-fois-ci un film plus récent datant de 1966 du cinéaste expérimental Peter Kubelka appelé Unsere Africareise. Un projet d’édition qui dure 10 ans, composé des films déjà réalisés auparavant destinés à des commandes privées, représentant en quelque sorte une documentation de film amateur. Il s’agît d’un film très minutieux et complexe, composé de jeux entre différents niveaux sonores, où l’auteur accorde de façon très organique une importance majeure à la question de la texture dans le langage visuel. On repère ainsi dans ce film certains éléments propres à la question de la réversibilité déjà traitée lors de l’introduction à cette journée de travail. Kubelka détourne, par des jeux complexes de montage, des films voués à la base à une commande amateur concernant les loisirs (safaris, chasse) en Afrique. Le film cristallise et rend visible à son tour des enjeux qui existent déjà, il s’agît d’un film physique et intense qui force le spectateur à faire partie de la construction de ce dernier en tant que voyeur d’une violence quasi primaire de l’être humain. La complexité de ces images est en effet non négligeable et nous permet de réfléchir à plusieurs aspects : comment donc procéder avec ce matériel visuel ? De quelle façon traiter des images préexistantes ? Kubelka par exemple, arrive à réinscrire et réarticuler des films qu’il a déjà réalisés dans une volonté plus critique de rendre visible des éléments moins légers et plus denses grâce à des effets de construction complexes, sans oublier qu’il s’agît ici d’un film expérimental qui entretient un rapport intrinsèque à la qualité plastique de la pratique artistique. L’intérêt de regarder ce film avec les participants réside aussi dans l’importance de déceler la stratégie de Kubelka et le niveau performatif de son film dans un processus de concentration du matériel visuel pour le transformer ensuite en un élément analytique et critique, le but premier de ces images étant ainsi détourné. Le visionnage de ces deux films se posant en effet en tant que base de réflexion pour penser ensuite notre rapport au visionnage des archives privées. Il s’agit par conséquent de penser à la méthode de visionnage de ces films : le procédé de prise de notes est ainsi privilégié dans ce workshop, afin de rentrer dans le matériau de façon plus « automatique » pour aller au-delà d’une évidente contestation, en essayant de mettre en tension le rythme du film et celui de l’écriture. L’importance réside en effet de penser à notre façon d’être attentifs à notre propre processus de visionnage, tout en essayant d’inclure la relation physique entre chaque spectateur et le film, tout en essayant d’éviter tout risque de de ré-esthétisation. Il s’agira enfin de penser notre propre relation à cet héritage visuel et historique, ainsi qu’au futur de ces images, à leur divulgation, au risque d’institutionnalisation de ces dernières aussi. Ce posent enfin des enjeux très complexes qui doivent être pensés éventuellement au cas par cas. Cette première séance se termine ainsi par une discussion partagée autour du futur de ces images, ainsi qu’à leur relation à la question postcoloniale aujourd’hui. Comment s’y prendre avec ce matériel pour ensuite pouvoir le partager, de quelle façon procéder à une réouverture publique de cette archive ? Le but étant donc, à l’issue de ce workshop, de proposer et de définir conjointement des protocoles et des questions méthodologiques afin d’y répondre.