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Simon Marini
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En tant que média numérique, on aurait pu penser que la r22 Tout-monde aurait été sur les starting-block pour le grand raout dans le cyber-espace mais cela aurait été oublier que notre radio artisanale s'est construite sur des dynamiques de rencontres, une co-présence des corps et dans la matière des lieux que nous traversons.
Si nous ne pouvons envisager de continuer nos affaires l'air de rien, les voix qui peuplent cette petite communauté n'ont pas jugé plus pertinent de jouer des coudes pour être au premier rang des chroniqueurs de la pandémie. Après ce premier moment de jachère, nous avons choisi d'exhumer nos archives jusqu'à l'été pour remettre en circulation la profondeur de la radio et préparer le terrain pour des nouveaux usages qui s'organiseront à l'automne.
Ce chantier archéologique se publiera sous la forme d'un texte hebdomadaire, écrit par des contributrices, contributeurs et proche de la radio. Chacune de ces notes proposera un chemin au travers d'un ou plusieurs sons.
Aujourd'hui, nous cheminons entre des histoires de musiques, de danses et de lieux avec Simon Marini, coordinateur de la R22 Tout-monde.
En mars 2017, lors de ma dernière année d’étude à la Haute École des Arts du Rhin, j’avais invité Jérémy Damian, auteur d’une thèse sur la sociologie des expérimentations somatiques du Contact Improvisation et du Body-Mind Centering, à présenter ses recherches en dialogue avec une exposition sur les Communs, que nous organisions dans le cadre du séminaire du groupe pédagogique No Name, Art, Science & Société. Ces séminaires annuels brassent une diversité d’expériences et de regards sur une thématique choisie en vue de nourrir une exposition collective des travaux des étudiant·e·s. Cette année-là, le mouvement des planètes et quelques conjonctures de circonstances ont porté le groupe à travailler dans les Anciennes Brasseries de Maxéville en proche banlieue de Nancy.
Crées en 1896 et fermées après la deuxième Guerre mondiale, la brasserie laissera la place aux Vins de la Craffe qui occuperont le site jusqu’en 1997. Deux ans plus tard, en 1999, l’une des dépendances accueillera une nouvelle vague d’activités sous l’auspice du T.OT.E.M, haut lieux des pratiques alternatives issues des cultures steampunk, cabarets, rave, queers et circassiennes. En 2014, fragilisée par le retrait des soutiens publics, l’association mettra la clé sous la porte et laissera le lieu en sommeil, dans une digestion lente des nuits pourpres qu’elle abritait.
C’est en 2017 que l’on nous propose, par l’intermédiaire de connaissances personnelles au groupe pédagogique No Name, de participer à l’inauguration d’un projet de friche culturelle, célébrant l’alliance de l’entreprise et de l’art dans un lieu des possibles. Passé la moue collective et les malentendus permanents sur cette collaboration curieuse, l’immersion dans ce projet a été un bel apprentissage pour comprendre les soubassements des politiques culturelles en cours de standardisation. L’exposé de Michael Correia sur ce que fabriquent ce type de d’initiative nous éclairera sur ce paysage qui nous est maintenant familier.
Mickaël Correia : Que fabrique les lieux alternatifs ?
Dans le ventre de ces histoires et la carcasse du lieu, en compagnie des courant d’airs qui se soufflent leurs secrets, Jérémy Damian nous partageait son expérience de Contact Improvisation pour échanger des pistes sur la vie politique de nos sensations. Une manière d’entrée dans la pratique des communs depuis nos corps, espace encore majoritairement laissé sur le bord de la route dans les pédagogies en école d’art. Une manière aussi d’ouvrir un lieu dans le lieu pour se tenter de se rencontrer autrement, le temps d’une séquence. Une trace de cette rencontre peut s’écouter ici.
Jérémy Damian : La sensation est politique !
Depuis cette expérience, au confluent de la fabrique d’un lieu pris dans un rêve évanoui de gentrification et des pratiques somatiques, je cherche où ces savoir-faire sensoriels peuvent être au service de mouvements sociaux et nourrir des endroits de confiance, des formes de lieux de ravitaillement énergétiques. En prenant appui sur les interrogations de Keith Hennessy, qui relève un ensemble de points aveugles dans les désirs d’alternatives souvent associés aux pratiques somatiques — et que l’on pourrait étendre à d’autres domaines — j’aimerais inviter dans cette discussion, les vibrations propres aux lieux dans lequel nous faisons ces expériences.
Comme un corps, un lieu a besoin d’énergie pour être en forme et répondre des flux de vie qui les sollicite. On le sait, cultiver cette chaleur particulière ne peut pas reposer sur une économie extractiviste qui fait son beurre sur tout ce qui bouge pour subvenir à ses soins palliatifs, quitte à carboniser les formes de vie qui la soutienne. Cela suppose de partager les conditions d’existences avec celles et ceux qui font un lieu. Où l’énergie est puisée pour que tel espace soit rendu possible ? Quelles forces y participent ? Comment l’énergie y est distribuée ? Qui en bénéficie ?
Si l’on élargit notre introduction depuis le Contact Improvisation à tout un artisanat sensoriel que l’on nommera de manière très sophistiquée musique et danse — et tout ce qu’elles portentde poésie, de savoirs corporels, de vibrations attentives, d’archives spirituelles — que l’on se dit que ce sont des outils extrêmement précieux pour ouvrir des mondes où s’approvisionner en énergie vitale. Si l’on se dit avec Achille Mbembe que l’invention de ces mondes sont à chaque fois des actes vibratoires en tant qu’« ils enjambent et dépassent le donné et ses contraintes. » Si l’on est d’accord pour se dire que ce sont des technologies essentielles de communications avec la part du vivant qui ne se prononce pas. Et si avec Albert Ayler et Mary Maria Parks on soutient que ce sont des forces guérisseuses de l’univers, de quelles manières ces savoir-faire peuvent peupler plus généreusement les pratiques militantes qui luttent pour la vie — accès aux soins, aux vivres, aux logements, aux terres…
Quelles articulations peut-on imaginer entre spiritualités, musiques, danses, éducation populaire et activisme si l’on se dit qu’il n’y pas de recette tout-terrain venue des États-Unis, mais qu’il faut à chaque fois les repenser depuis les espaces, où l’on se trouve, dans leur crasse et leur éclat, avec toute la diversité des personnes et des mémoires qui s’y trouvent ? Comment ces pratiques peuvent êtres solidaires de l’appel d’Elsa Dorlin, nourrit de la poésie d’Edouard Glissant, à squattériser des lieux pour en faire « des lieux de solidarités, des relais, des refuges depuis lesquels on migre, on fuit, on circule. À squattériser les terres pour qu’elles deviennent des territoires habitables attentifs à l’interdépendance du vivant. »
Dans cette nouvelle partition du monde et du contrôle des mouvements, quels espaces allons-nous convoquer pour nous apprendre des connaissances sensorielles, comme le feraient des amant·e·s, par contrebande, en mutualisant leurs énergies dans le murmure de la nuit ? Quelles écoles buissonnières de danses et de musiques à inventer ? Quelles mélodies pour ourdir le temps ? Quelles pelotes d’énergies pour tisser nos plus belles robes et accompagner le repos de nos morts ?
Rédigé par Simon Marini en avril 2020