-
Les allumeur.e.s
- 9 min
La série Changement de programme dévie de nouveau notre chemin pour une excursion à travers champs, en compagnie des Allumeur.e.s, à la rencontre de quelques hôtes du Tout-monde.
Quelques pauses de ravitaillement nous attendent sur le chemin. Les antennes Afrotopiques, Rester. Étranger et La fabrique Phantom nous y ouvre leur porte, ouvrons nos oreilles.
Il y est question d'habitats de résistances, d'affaire de relations et de contreformes des politiques culturelles.
« Le monologue du virus » du média Lundi matin le 21 mars 2020 rappelait que la situation dans laquelle la pandémie plongeait le monde « n'était pas un retour massif de la discipline mais celle de l’attention. Non à la fin de toute insouciance, mais de toute négligence. Qu'elle autre façon me resterait-il de rappeler que le salut est dans chaque geste ? Que tout est dans l'infime ».
Les Allumeur.e.s ont contribué à cet infime, lutter contre le pire qui n'est pas que l’apanage de nos systèmes néo-libéraux actuels mais remonte à des temps immémoriaux. Faut-il rappeler l'exploitation inique des esclaves, des serfs puis des ouvriers à partir du 18ème siècle, l'oppression des femmes, des colonisés, puis des migrants et des minorités de tous poils. Le déterminisme univoque du système mortifère qui est le nôtre a toujours été pire.
L'étincelle des Allumeur.e.s a du mal à remettre en marche mon moteur face au mécanisme fatal de la « Stratégie du choc » analysée par Naomi Klein.
Un pessimisme latent qui a pris le dessus sur mon optimisme naïf et inconséquent.
Je suis le soldat de plomb d'Andersen sur la cheminée, le déserteur de Vian.
Nos armes symboliques, celle de l'art, au sens le plus large et contemporain, fricotant avec les sciences sociales et le politique ne sont pas suffisamment opérantes. L'ennemi est de taille disproportionnée et implacable. « L'économie ou la vie » !
Je romps « le serment d’Hippocrate », je quitte l'unité et je flotte depuis 46 jours. Impuissance. Jeu de tricheurs. Je flotte. Je mets les miettes sous le tapis.
« Protéger les autres, restez chez vous ». Ultime slogan cynique de la société néo-libérale. Qui sont ces autres ? Les minorités invisibilisées depuis des lustres qu'on laisse crever, boucs-émissaires de notre « non-société ».
« Je est un autre » disait pourtant le poète. « L'autre sans qui je meurs » titrait la revue Cassandre Horschamp. Nous avons la responsabilité commune de nos actes, une interdépendance vitale.
Repliée dans la Drôme. La douceur paradoxale du moment. La plasticienne que je suis n'arrive pas à imaginer quelque chose avec cette matière triviale.
Un temps mort qui se prolonge, instant indéfini éternel. Un nouveau cadre impensable pour ma pratique.
Mes utopies remplacées par le sacro-saint bonheur personnel auquel la société nous exhorte car, oui, comme l'analyse Jérôme Baschet, la thèse de l’effondrement en cours dépolitise et individualise.
J'ai toujours perçu intuitivement le bonheur-celui de synthèse dont on nous abreuve m'importe peu à vrai dire-, et la liberté d'agir, de penser, de ressentir, loin de l'atomisation qu'on nous impose, comme un bien de l'humanité. Qu'ils ne pouvaient exister, s'expérimenter que dans la communauté humaine, se partager. Le reste se réduit à de l'individualisme et là nous y sommes par un lent glissement, quelques compromissions sans doute, du déni souvent, M. Macron et ses sbires, Big Brother, le malin génie.
Je ne suis pas pacifiée et plus rien ne parvient à me soulever, moi qui ai toujours imaginé Sisyphe heureux. Pourtant il y aurait de quoi, plus que jamais. La fameuse sidération qui est sur toutes les lèvres.
Un temps mort.
Je me rappelle une autre époque où la fleur au fusil, je bricolais une anti-méthode alternative avec pour unique objectif de lutter contre tous les habitus, pour amorcer des possibilités de transformation de nos modes de vie au travers d'expérimentations, artistiques et sociales d'un même geste.
Penser le monde et se penser, faire des choix, se projeter dans l'avenir, déchiffrer notre société, décrypter ses pièges et sa perversion, mettre en perspective, ne pas être le dindon de la farce, avoir de la gratitude pour soi même, transformer le bronze en or, être des humains à part entière, avoir la conscience de soi et des autres. Je transmettais mes croyances, que nous avions une marge de manœuvre, notre libre arbitre.
Opportunité aussi, à mes yeux très précieuse, de rencontres et d’échanges, pour tenter d’atteindre ce que le philosophe et poète Édouard Glissant appelle l’identité relation avec sa notion de créolisation. Tracer ensemble les chemins d’une langue, d’un imaginaire, d’un groupe humain à l’autre, d’une personne à l’autre.
Une culture de résistance.
C'est ce qui m'a amené en 2012 à commencer une recherche-action avec des familles Roms sur un village d'insertion puis en 2018 sur un centre d'hébergement d'urgence et ce que l'administration appelle un campement stabilisé. Une œuvre-enquête s’apparentant modestement à celle ducinéaste Jérémy Gravayat, Atlas, menée depuis cinq ans sur la réalité interstitielle des bidonvilles de Seine-Saint-Denis.
Lundi de phantom n°29 : Jérémy Gravayat
Le sens du paradoxe des Roms, Gitans, Tsiganes, Manouches... avec leur rapport au hasard et à la fatalité ou au destin et leur capacité à résister à nos sociétés au prix de grandes souffrances, de façon irréductible, le refus d'une logique de la pensée cartésienne.
Hasard se traduit « Chance » en anglais, ou « random » aléatoire, ce n'est sans doute pas anodin pour des gens qui se laissent guider par le chemin.
Les derniers que j'ai rencontrés avaient improvisé un temps une sorte de ZAD, sur une friche communale de la Seine-Saint-Denis, avec une solidarité nécessaire, une hospitalité absolue, une organisation sociale pertinente, des alliés associatifs permettant l'auto-constructon d'un habitat.
Au moment où nous sommes arrivés avec Les Allumeur.e.s, une administration centrale « normopathe » avaient déjà tout repris en main. En échange d'une « intégration à la française » dont on connaît l’héritage, le confort des familles et leur relogement garanties. Miroir aux alouettes.
Intégration au néant de notre « non-monde », creux et d'un universalisme biaisé.
Sans doute les considérations d'une bourgeoise blanche, des facéties d’établie. En conscience, l'équipe des Allumeur.e.s a sans relâche interrogé sa légitimité à mener cette recherche-action, sesmodalités d'intervention, de co-construction avec les familles, de restitution dans un contexte de violence où ceci semble dérisoire, les enjeux de domination induits par notre position, et enfin notre hantise en toile de fond de tomber malgré nous dans une approche néocoloniale.
En mettant entre autres nos recherches en perspective avec celles de Françoise Verges et sonféministe décoloniale, creusant l’intersectionnalité, adhérant à la convergence des luttes pour l’émancipation de toutes les formes de domination:
Françoise Vergès : Les racines esclavagistes de notre mondialisation et leurs ramifications
Oui nous sommes héritiers de ce monde et ces familles n'ont guère d'autre choix dans notre système que de se soumettre à ses injonctions. Il s'agit bien de la mémoire vive du colonialisme avec la mise en dépendance des individus qui a assis la domination de l'Occident.
Nous avons mené un laboratoire d'observation laborieux et humble où nos objectifs ont été d'étudier les mécanismes de cet ordre injuste en prenant conscience progressivement de notre incapacité à le changer ou de manière si imperceptible. Permettre un autre regard au mieux, rendre accessible une réalité, laisser des traces de la relation et d'une réalité sociale et culturelle car l'art ne peut qu'être en liaison avec la vie et dans l'humanité que nous souhaitons, ces populations marginalisées que cette société néglige ou rejette, sont essentielles à nos yeux.
Dans notre indignation impuissante, j'ai eu tant de mal à trouver un sentier pour une perception sensible de ce monde ou plutôt son expression sensible, redoutant l'essentialisation, la hiérarchisation, l'assignation identitaire. Rendre cette beauté invisible, visible.
Dans De l’utilité politique des Roms, le chercheur Etienne Liebig écrit, en parlant de la pensée coloniale et de sa conception de celles et ceux qui lui sont étrangers « le sauvage est apprécié lorsqu’il obéit à des rites et que nous imaginons les siens ».
Pourtant ma fascination pour ces personnes, leur défiance, leur panaches, leurs baraques modestes et baroques tout à la fois. Mon émotion face à la beauté des coursives du campement où pendent aux cordes à linge des couvertures polaires multicolores décorées de tigres, de paons, de fleurs, les claquettes extraordinaires des petites filles, l'intelligence de l'hospitalité.
Je me rappelle m'être longuement interrogée avec l'artiste Barbara Manzetti il y a trois mois sur ces préoccupations communes, nos non-méthodes, celles de son projet Rester. Etranger.
Carte de visite sonore : Rester. Étranger
Le 15 mars je faisais un rêve. Je roulais en vélo insouciante sur une départementale avec devant moi la perspective d'une vaste prairie aride et déserte d’humanité où de grands édifices inachevés de notre civilisation s'érigeaient, des cathédrales principalement, le Kremlin...
Sur le bas-côté je croisais deux de nos financeurs publics qui me lançaient à la cantonade en regardant ce paysage « Vous avez une idée ? ». Sans m'arrêter je leur propose de nous laisser carte blanche. Un peu ironiques, ils me rétorquent que c'est eux qui ont ont cette carte blanche. Je leur crie en accélérant le nez au vent d'alors se démerder.
Je n'étais pas cette fois-ci « rentrée dans le mur », je prenais un chemin de traverse où la brise était légère.
Rédigé le 20 mars par Zsazsa Mercury pour l'antenne Les Allumeur.e.s