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Olivier Marboeuf
- 4 min
C’est lundi. Après un dimanche ensoleillé. Commençons donc par une gymnastique simple. Les fondamentaux. Une démocratie ne se limite pas à son système électif surtout quand celui-ci est taillé sur mesure pour le même spectre aristocratique qu’on croyait bien avoir mis dehors la veille pour le truchement de ce qui s’appelait alors une révolution.
Il ne suffit pas non plus de déclarer le peuple propriétaire abstrait de l’Etat, et plus souvent de ses errances et de ses erreurs. La démocratie est une pratique ou pour paraphraser Pierre Bourdieu, un sport de combat. Tout du moins, elle s’anime, elle doit s’activer dans des foyers multiples, elle n’est pas donnée une fois pour toute. On peut ne pas être d’accord avec des options politiques qui, toutes aussi fatalement logiques qu’elles se présentent, s’inscrivent dans des mailles idéologiques qu’il est assez navrant de nier. Il y aura donc ceux et celles qui réussissent leur vie – entendons matérielle, affective, sexuelle, voire politique, rien que ça – et tous ceux qui ne sont rien, qui échouent de toutes les manières possibles, qui polluent l’air des autres, qui gaspillent les ressources si fragiles de la planète. Ceux qui sont un poids. Les autres réussissent seuls, par la force de leur travail, par leur courage dans la solitude, ils réussissent dans un monde gazeux et fluide, ils sont légers, aériens et jeunes. Pour les perdants et les perdantes de cette formidable sélection darwinienne – qui a la beauté sauvage d’une arithmétique naturelle - il reste des attitudes peu glorieuses. Assembler leur faiblesse et leur envie, leur courage pas démesuré, leur capacité au soin, leur génie de la ruse, leur savoir incertain accumulé à l’ombre des gagnants, pour fabriquer des terrains à vivre et des zones à défendre. Ce ne sont pas des attitudes triomphantes, définitivement plus des histoires héroïques mais ce sont des foyers importants pour le peuple perdant de la démocratie. Un refus de jouer à un jeu auquel on ne peut gagner, aussi essentielles et justes qu’en soient les règles. Une fuite.
Ce qui est alors difficile à comprendre, c’est la motivation des gagnants à venir détruire ces lieux sûrs. Ne sont-ils pas assez occupés avec les affaires du monde qu’ils portent sur leurs épaules musclées pour venir traîner du côté de cette ombre boueuse ? En même temps que l’on installe la sélection à l’université, que l’on dessine l’espace éclatant de la réussite, on détruit des ZAD et toutes les expériences qu’elles proposent, on affaiblit comme jamais le monde associatif, on criminalise le monde militant. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord, mais nous avons besoin de lieux sûrs. Car comme nous ne sommes pas ceux qui réussissent leur vie avec clarté et clairvoyance du début à la fin, nous avons besoin d’espace pour nous chercher un devenir. Car les perdants ne savent pas qui ils sont immédiatement après avoir lâché le sein de leur mère dans un rot définitivement visionnaire, d’un pas triomphant que seule une couche culotte mal ajustée ralentit ; du premier pas à la crèche – ou d’autres sont déjà identifiés et fichés comme des criminels qui s’ignorent – jusqu’à l’entrée à la banque, au premier salaire qui vous fera ignorer pour le reste de votre vie la valeur exacte du SMIC. Les perdants ne savent pas quoi faire de leur corps et de leurs idées, ils ont besoin d’errance pour trouver un chemin caché par des herbes folles, retrouver des traces de vie, revisiter des expériences, faire et défaire des pensées. Ils ont souvent perdu du temps en route, ont joué, se sont égarés, ont fait des bêtises peut-être. Mais ils ne sont pas seuls.
Pour un sujet qui nous intéresse beaucoup, la transmission des savoirs et des pratiques, il est très essentiel de ne pas être seul.
Nous pensons ainsi que pour tous ceux qui ne sont pas des gagnants-nés, qui n’ont pas ces gênes mystérieux de la clairvoyance pour atteindre par le plus court chemin la jouissance et la satisfaction, l’université doit être un terrain pour chercher un chemin, ce qui inclut de pouvoir se perdre. Une authentique démocratie des perdants voudrait qu’il soit ouvert à tous. Et plus encore que la formation des étudiants intègre un large panel de savoirs académiques et expérimentaux, et autant d’alliances avec des espaces de savoir autres, qui entraînent les jeunes perdants et perdantes en devenir dans une friction avec d’autres perdants et perdues, paroles et affects, des personnes qui viendraient dans ces lieux pour d’autres raisons ou peut-être les mêmes. Penser la formation universitaire non pas dans un processus de sélection mais dans une logique de capillarité plus forte avec un monde qui s’essaie à la pensée dans un effort collectif. Dans le domaine des arts, de la culture et des sciences sociales qui nous intéresse particulièrement à Khiasma, cela voudrait dire d’imaginer des collaborations très étroites, tout au long du cursus des étudiants, entre les universités et les espaces culturels de production et de diffusion, mais aussi des lieux alternatifs de savoir décidés à défendre des territoires et des écologies de pratiques. Ceci n’est pas une manière moins pragmatique de penser la façon la plus juste d’entrer dans une société pour y être actif et engagé, de construire progressivement des conditions réalistes et des savoirs ancrés. C’est la seule qui convienne au vaste peuple des perdants.