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Olivier Marboeuf
- 4 min
Dans la longue histoire de Khiasma, vient le moment d’essayer de raconter une histoire concrète et matérielle qui a nourri l’imaginaire situé d’un lieu. Dans la cour d’un hôtel social, une imprimerie. La précarité et l’amitié, les voisins et les alliés, les fidèles et les oubliés, les dettes, la colère et la fatigue, les soirées improbables et les après-midi de fête, les politiques hypocrites et les politiques idiotes qui inventent sans cesse de nouvelles saveurs au dégoût. L’amour farouche pour la Seine-Saint-Denis alors qu’elle entre avec nous dans sa phase zombie. Finis les corps interdits, les présences amicales et obliques quand la nuit tombe, les cafés kabyles et les fumées communistes, ceux qui parlent trop fort à l’aube, ceux qui ne font que migrer, ceux que l’on tue et ceux qui se tuent en courant comme la seule manière possible et désirable de traverser une vie qui ne compte pas. Nous avons une dette envers ces histoires, il faut les raconter avec des mots choisis, des mots qui en ont pris plein la gueule mais qui regardent droit dans les yeux, des mots à soi.
Parler avec des mots à soi ne se limite pas seulement à une question de langue. C’est aussi défaire un certain encodage des expériences les plus concrètes et parfois les plus fragiles de nos vies, leur encapsulage dans des mots-clefs qui forment la base du trafic fluide et anglophone des autoroutes de la pensée d’aujourd’hui – et de leur économie de l’attention – où toute existence peut être dite par une poignée de narrateurs.trices en suspension dans les gaz de la globalité et répétées jusqu’à l’usure par une assemblée d’élèves enamourés et d’espèces serviles.
Car de toute évidence, il est toujours question d’amour et de soin quelque soit la violence qui est faite aux mots et par les mots. Et si vous ne le comprenez pas, vous ne serez plus invité. Et cet amour religieux pour la répétition fait de la main soyeuse des inventions les plus poétiques, une lame qui tranche dans la nuit, une torche jetée à la face de ceux qui se cachent dans des formes de vie de peu. On en viendrait presque à ressortir le nègre de la cave obscure où on l’avait jeté et où il se consumait en silence pour lui retirer quelques derniers principes vitaux, une étincelle avant qu’il ne soit définitivement épuisé.
Car il y a urgence à nourrir le corps malade des institutions de la culture, à verser la bouillie dans la bouche édentée d’un vieillard dont il faut changer les couches et le masque. Il ne faudra ainsi pas longtemps avant que le Centre Pompidou ne marronne, déjà les Kunsthalles et les centres d'art se créolisent et probablement bientôt un MoMA queer coproduira des imaginaires indigènes avec une Tate fugitive. C’est ainsi de l’économie grotesque des pratiques minoritaires, devenues les motifs du marché néolibéral des savoirs désarmés. Les corps dangereux et les territoires dépossédés sont maintenus à distance raisonnable et les polices culturelles assurent un cordon sanitaire. Tout va bien. Tout est calme ce soir dans la Périphérie.
Dans cette économie gloutonne des sujets qui a l’amnésie tenace, on en viendrait presque à devenir avare de conversations alors que la production même d’un lieu véritable dépend grandement de notre capacité à la pensée chorale et à la circulation de la parole, surtout quand celle-ci n’est pas trop informée et qu’elle essaye de trouver en chemin ce qu’elle veut dire, qu’elle ne craint pas de décevoir et de ne pas être de la famille. Qu’elle s’en fout de parler trop fort et en même temps que tout le monde. Le lieu dépend aussi de cette hospitalité-là pour la pensée qui dérange, pour le corps qui ne sait pas, qui apparaît sans annonce, accidentellement, dans une langue pas encore ferme sur un terrain toujours mouvant. C’est le mec bourré qui entre dans la cour et raconte sa vie de poète, le voisin en robe de chambre qui perd la voix ou la mémoire, c’est la fille qui débute mille phrases et n’en finit aucune, les enfants qui rôdent comme des chats et ceux qui cherchent un peu de chaleur avec des yeux phosphorescents. Le lieu dépend d’une bienveillance sans police qui ne peut être dite, un principe actif qui simplement tient les murs mais n’est une valeur sur aucun marché du « love ». C’est juste être ici avec ceux qui sont ici.
Mais situer un lieu n’est pas qu’une affaire de géographie, ce n’est pas seulement un gentil exercice destiné à épater les touristes de l’art et les vacanciers de la politique. On n’a pas forcément envie d’être de ces petits paysans ébouriffés, de ces artisans râleurs dont on vient admirer, avec une accolade condescendante, la production authentique, la fabrication d’un local forcément amazing and beautiful. Situer un lieu, c’est porter une attention à ses conditions matérielles d’apparition et d’existence, à sa crasse et à sa merde, aux lâchetés, aux peurs et aux renoncements aussi, à ce que cela réclame et coûte, et à qui cela coûte, à ce qui n’a pas été examiné pour dire son histoire, à ceux et à celles qu’on a occulté, jetés dans l’ombre. C’est faire la nique aux raccourcis violents et à l’ignorance insupportable de ceux qui indéfiniment découvrent que vous existez en se regardant eux-mêmes dans le miroir de votre corps et en fronçant les sourcils quand ils ne s’y reconnaissent pas. C’est essayer de parler avec ces mots-là, affectés par la colère et l’étonnement d’être toujours vivants. Parler à nos alliés proches et lointains. Comme un lieu, un lieu zombie.
Jusqu’à la fin de l’année 2018, accompagnant le devenir zombie de Khiasma, nous publions une histoire fragmentaire et possible de ce lieu installé depuis l’an 2001 peut-être aux Lilas, Seine-Saint-Denis, au cœur vibrant de la République Française des Jeux.