Du ciel jusqu'à la mer, les fréquences du Tout-monde n'ont pas finit de nous interpeller de leurs patientes vibrations. Pour la désormais célèbre série Changement de programme, c'est à Ariane Leblanc d'en accompagner les résonances.
Il y est question de peuples d'anciens esclaves ressuscités dans les ondes océaniques, d'une révolution amphibienne, de dettes sous-marines et d'écologie décoloniale avec les voix de Kodwo Eshun, Anjalika Sagar et Malcom Ferdinand.
Un cheminement qui trouvera des échos lors de notre prochain live, samedi 27 juin à partir de 17h00, en compagnie Décoloniser les arts à l'occasion de la sortie du dernier numéro de la revue Tumultes coordonné par l'association. Rendez-vous sur la r22 ou dans le chahut d'un lieu pour respirer aux Lilas !
L’antenne Les Laboratoires d’Aubervilliers est fraîchement arrivée dans la constellation des ressources radiophonique de la radio r22 Tout-Monde.
Cette année la radio propose à ses antennes de réaliser une note archéologique pour créer des liens entre les différents contenus de la radio et rapprocher des paroles plus ou moins éloignées, cela afin de renouveler les lectures et tisser un dialogue avec les antennes qui la composent.
Le premier travail, qui n’a pas été des moindres, consiste à explorer, fouiller, écouter et réécouter la panoplie d’enregistrements dont les formes sont aussi différentes que le nombre d’antennes.
J’ai me suis enfin arrêtée sur deux enregistrements, Afrotopiques, avec l’interview de Malcom Ferdinand, Penser une écologie décoloniale, et Hydra Décapita, une conférence autour du film de Kodwo Eshun et Anjalika Sagar pour le programme de Black Lens à La Colonie.
Malcom Ferdinand : Penser une écologie décoloniale, une écologie-du-monde
Kodwo Eshun & Anjalika Sagar : Hydra Decapita
Leur mise en relation m’a paru évidente, tout comme la connexion entre l’art et la recherche me paraît essentielle. À travers la réflexion d’un chercheur et la production d’artistes-chercheurs, ces ressources sonores traitent chacune à leur manière d’un enjeu commun : les résurgences de la violence coloniale dans nos sociétés actuelles.
En 1997, le duo de musique électronique composé de James Stinson et Gerald Donald, imagine une fable mythologique pour la sortie de son nouvel album The Quest. Dans le courant afro-futuriste, et créant du lien entre la culture afro-américaine et la science-fiction. Cette fable musicale nous parle d'un pays en eaux profondes, habité par les « drexciyans », peuple composé d’enfants nés des femmes enceintes jetées à la mer lors de la traite des esclaves.
Le film Hydra Decapita réalisé par le collectif d’artistes Otolith group reprend cette fable pour questionner directement cette violence historique. En travaillant dans une perspective contemporaine, ils interrogent la relation entre économie capitaliste et traite des esclaves.
En effet, Malcom Ferdinand nous renvoie à l’économie plantationocène, ancêtre du capitalocène et qui définit une manière d’habiter le monde par l'exploitation des terres et des humains et dans le but d'en faire une économie de profit. Qu’elle soit passée ou actuelle, l'économie plantationocène rend compte du rapport entretenu avec les esclaves et les terres pendant la colonisation et qui est à la source du modèle capitaliste. L’abolition de l’esclavage n’a pas aboli les rapports hiérarchiques entre les « catégories » d’êtres humains et les relations avec la terre. Malcom Ferdinand appelle ça « l’habiter colonial » qui impose une certaine manière de se rapporter à la Terre dont l’exploitation de la biodiversité (animales et végétales) et l’une des dimensions. La colonisation est une forme d’habiter le monde. La décolonisation statutaire n’est pas suffisante puisque l’on continue de reproduire aujourd’hui les mêmes manières hégémoniques de l’habiter.
Dans le film Hydra Decapita, les artistes font une analyse fictionnelle de la relation entre la finance, l’assurance sur la vie des esclaves et la spéculation économique sur ces vies. Ils font une connexion entre la fable de Drexciya, les vies après l’esclavage, les affaires d’assurances pendant la traite des esclaves et le crash financier de 2008 qui a continué à avoir un impact sur les populations pendant les années qui ont suivies. Le commerce triangulaire entre l’Afrique, les Amériques et l’Europe sont les prémisses de la globalisation du capital qui a engendré la création des marchés financiers contemporains.
Il était courant d’assurer les esclaves avant les traversées. En 1783, l’affaire du Navire Zong a mis en lumière la pratique qui consistait à jeter les esclaves par-dessus bord pour réclamer ensuite aux assureurs une compensation de la perte. Cela a d’ailleurs inspiré au peintre William Turner sa peinture le Négrier. L’économie atlantique créée une créature nouvelle à plusieurs têtes qui d’un côté systémise la globalisation et de l’autre est un lieu de désordre imprévisible. La spéculation fictive du film nous invite à ressentir et percevoir l’océan comme une archive de cette histoire.
L’assurance des esclaves et l’économie de marché ont une relation bien actuelle. En 1833 la traite des esclaves représente 40% du budget de l’État anglais. Suite à l’abolition, le pays a dû dédommager les propriétaires d’esclaves à la hauteur de 20 millions de livres en empruntant aux banques. Le contribuable a fini de rembourser cet emprunt en 2015. Cela donne une perspective glaçante de la comptabilité sanguinaire qu’ont entretenue les citoyens anglais, sans en connaître la cause, pendant presque deux décennies.
Ces deux podcasts au travers des perspectives et des pratiques différentes pointent la colonisation comme un mouvement global et contemporain. L’asservissement des ressources humaines et non humaines nourrit la financiarisation de l’économie existante. Ce marché prend ses racines dans la sueur et le sang des personnes déportées et massacrées par les flux des bateaux. Cette mémoire émerge des profondeurs pour rejaillir dans notre quotidien et vient interroger la structure même de nos vies.
Rédigé en mai 2020 par Ariane Leblanc, coordinatrice de la Semeuse aux Laboratoires d'Aubervilliers.